Voyage au bout de la nuit
Nous trinquâmes à sa santé sur le comptoir au milieu des clients noirs qui en bavaient d’envie. Les clients c’étaient des indigènes assez délurés pour oser s’approcher de nous les Blancs, unesélection en somme. Les autres nègres, moins dessalés, préféraient demeurer à distance. L’instinct. Mais les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on lesreconnaissait les commis nègres à ce qu’ils engueulaient passionnément les autres Noirs. Le collègue au « corocoro » achetait du caoutchouc de traite, brut, qu’on lui apportait de la brousse, en sacs, enboules humides.
Comme nous étions là, jamais las de l’entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de la porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d’un petit pagneorange, son long coupe-coupe à bout de bras.
Il n’osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l’invitait pourtant : « Viens, bougnoule ! Viens voir ici! Nous y a pas bouffer sauvage ! » Celangage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au « corocoro ».
Ce Noir n’avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni deBlanc peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut.
D’autorité les commis recruteurs s’en saisirentde son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n’osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de lafamille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu’ils ne perdent rien du spectacle.
C’était la première fois qu’ils venaient commeça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s’y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les…