Robbe-grillet
« Rétrospectivement, le premier roman édité de Robbe-Grillet, Les Gommes (c’est en réalité le second), se révèle étonnamment prophétique de ses œuvres à venir : loin d’apparaître comme un ouvrage expérimental, ou un exercice de style dans un genre mixte – roman policier avec descriptions « objectales » –, il se présente comme l’archétype même du roman robbe-grilletien. Dans Les Gommes, ainsi quedans toutes les œuvres de Robbe-Grillet, le protagoniste décrit une trajectoire circulaire le ramenant en apparence à son point de départ – un peu comme s’il décrivait un cercle de Jean-Baptiste Vico. Pourtant, malgré la ressemblance des situations initiale et finale, le destin se trouve inéluctablement modifié. Le fabuleux serpent gnostique Ouroboros se mord la queue : telles les écaillesbariolées de son corps sinueux, les objets et les scènes des Gommes composent une série secrète d’éléments dont chacun, en dépit de l’imbrication générale, calculée, semble persister obstinément dans une existence aberrante, injustifiable. Bien que des comptes rendus élogieux aient salué les Gommes dès sa parution (Jean Blanzat déclara qu’il était « un livre d’une surprenante autorité », et Jean Cayrol« un roman altier [..], un grand livre »), le roman passa plus ou moins inaperçu du grand public. C’est Roland Barthes, le premier exégète important de Robbe-Grillet qui lança, dans « Littérature objective » et « Littérature littérale », deux articles importants publiés par Critique, certaines idées maîtresses de la critique robbe-grilletienne qui ont guidé depuis lors nombre de ceux qui s’yconsacrent. »
Bruce Morissette
Groupement thématique
Nouvelles recherches romanesques entre 1945 et 1965
Alain Robbe-Grillet
Les Gommes
TEXTE
1
Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d’eau gazeuse; il est six heures du matin.
Il n’a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu’il fait. Il dort encore. De trèsanciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six.Trente-sept. Chaque seconde à sa place exacte.
Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure,pour accomplir peu à peu leur oeuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.
Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d’être déverrouillée, l’unique personnage présent en scène n’a pas encore recouvré son existence propre. II est l’heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent depasser la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.
Quand tout est prêt, la lumière s’allume…
Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-dessus du bar, la longue glace où flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras dans son aquarium.
De l’autre côté, derrière la vitre,le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C’est cette, silhouette sans doute qui vient de mettre la salie en ordre; elle n’a plus qu’à disparaître. Dans le miroir tremblote, déjà presque entièrement décomposé, le reflet de ce fantôme; et au-delà, de plus en plus hésitante, la kyrielle indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron… Le Patron, nébuleuse…