Nouvelle noire
Le troisième oeil
James Thurber, écrivain américain du début du vingtième siècle a écrit un jour : «Tôt au lit et tôt levé font un mâle robuste, riche et fort ». Robustes et forts les pêcheurs tangérois l’étaient, mais riches ils ne l’étaient pas ou peut être de cœur. Il était 7 heures du matin sur la plage Malabata de Tanger, le soleil avait presque fini de chasser l’obscurité glacialede la nuit. D’un pas cadencé et rythmé par des chants ancestraux qui ventaient la vie solitaire et le courage solidaire du marin, les pêcheurs tiraient le filet qu’ils avaient déployé la veille au large. Cela pouvait durer des heures, rien qu’à voir leurs jambes de porteur de bagages en hautes montagnes népalaises, on devinait aisément la dureté de cette tâche. Les amateurs de poisson frais etmême très frais étaient déjà là avec l’impatience du chercheur d’or qui touche presque au but. Il régnait un silence naturel. Comme le bruit du ressac, le chant des pêcheurs était inscrit dans le silence, sûrement que la cohue des spéculations commencera au moment de découvrir ce que Poséidon a bien voulu introduire dans les filets. Il ne reste que quelques mètres de cordes à tirer, on apercevait lespetits poissons rescapés qui passaient entre les mailles du filet pour retrouver leurs eaux. Le Rais (chef ou commandant) et deux de ses subalternes s’approchaient du filet pour le hisser sur le sable, soudain des «Allahouakbar » ont retenti. Sauf dans l’esprit du Rais, la confusion était à son paroxysme car on distinguait clairement entre le varech et toute sorte de poisson, un corps humain.Après avoir appelé la police et pour remettre un peu d’ordre dans ce remue-ménage, lui qui en a vu bien d’autres, le Rais cria d’un air autoritaire: « Ne touchez à rien avant l’arrivée de la police et ceux qui tiennent encore leurs ablutions du Soubh placez vous derrière moi, on va prier pour l’âme de ce pauvre homme». De toute les manières, personne n’allait toucher à ces poissons même pasles plus démunis parce qu’un marocain ne mange jamais un aliment coupé à la mort.
Debout à une fenêtre de son appartement, une tasse de café dans une main une pipe éteinte dans l’autre, le regard fixé sur les trois boules appelées « jamour » du minaret de la grande mosquée de l’ancienne médina. L’inspecteur Dalil s’accordait chaque matin une quinzaine de minutes dans cet état léthargique. Ilfaisait le vide dans sa boite crânienne avant de sortir affronter le monde extérieur et de tout ce qu’il a de piètre.
Hélas, cette fois-ci ce n’était que de courte durée car la troisième sonnerie de son téléphone le ramena à son domicile :
« Allo Holmes, on a repêché un cadavre à Malabata ce matin». C’était son collègue de bureau Brahim, tout le monde au bureau l’appelait Holmes, il n’ad’ailleurs jamais compris pourquoi car il ne voyait aucune similitude entre lui et le célèbre détective, à part la pipe bien sûr.
Il en avait conclu qu’ils ne connaissaient du personnage de Sir Arthur Conan Doyle que sa pipe et que c’était normal parce qu’ils portaient tous la moustache de l’ignorance.
D’un ton désenchanté, Dalil répondit : « Justement Brahim, c’est parce que c’est le matin qu’ilfaut commencer une conversation par bonjour.
– Bonjour Holmes, je crois qu’il s’agit encore d’un candidat à l’émigration illégale.
– Comme disait l’autre « Voir, c’est croire, mais sentir c’est être sûr ! », passe me prendre dans cinq minute je suis déjà en bas. »
Dalil aimait citer les grands esprits de toute époque, pourtant on ne le voyait jamais avec un livre sous le bras. Quand ilne se rappelait plus d’un auteur, il disait « comme disait l’autre », mais pour lui ce n’était pas d’une grande importance puisque les mots appartiennent à tout le monde même au perroquet gris du Gabon, c’est leur ordonnancement et leur imbrication les uns dans les autres qui font la différence de la bouche ou de la plume émettrice.
En se saisissant de sa gabardine et en coiffant d’un geste…