Faut il se souvenir?
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La chute de la maison Usher
par Edgar Poe
Traduction de Charles Baudelaire
Son cœur est un luth suspendu; Sitôt qu’on le touche, il résonne. DE BÉRANGER.
Pendant toute une journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourds et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrementlugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, – mais, au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme. Je dis insupportable, car cette tristesse n’était nullement tempérée par une parcelle de ce sentiment dont l’essence poétique fait presque unevolupté, et dont l’âme est généralement saisie en face des images naturelles les plus sombres de la désolation et de la terreur. Je regardais le tableau placé devant moi, et, rien qu’à voir la maison et la perspective caractéristique de ce domaine, – les murs qui avaient froid, – les fenêtres semblables à des yeux distraits, – quelques bouquets de joncs vigoureux, quelques troncs d’arbres blancs etdépéris, – j’éprouvais cet entier affaissement d’âme qui, parmi les sensations terrestres, ne peut se mieux comparer qu’à l’arrière-rêverie du mangeur d’opium, -à son 1
navrant retour à la vie journalière, – à l’horrible et lente retraite du voile. C’était une glace au cœur, un abattement, un malaise, – une irrémédiable tristesse de pensée qu’aucun aiguillon de l’imagination ne pouvait raviverni pousser au grand. Qu’était donc, – je m’arrêtai pour y penser, qu’était donc ce je ne sais quoi qui m’énervait ainsi en contemplant la Maison Usher ? C’était un mystère tout à fait insoluble, et je ne pouvais pas lutter contre les pensées ténébreuses qui s’amoncelaient sur moi pendant que j’y réfléchissais. Je fus forcé de me rejeter dans cette conclusion peu satisfaisante, qu’il existe descombinaisons d’objets naturels très simples qui ont la puissance de nous affecter de cette sorte, et que l’analyse de cette puissance gît dans des considérations où nous perdrions pied. Il était possible, pensais-je, qu’une simple différence dans l’arrangement des matériaux de la décoration, des détails du tableau, suffit pour modifier, pour annihiler peut-être cette puissance d’impression douloureuse; et, agissant d’après cette idée, je conduisis mon cheval vers le bord escarpé d’un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile, s’étalait devant le -bâtiment ; et je regardai – mais avec un frisson plus pénétrant encore que la première fois les images répercutées et renversées des joncs grisâtres, des troncs d’arbres sinistres, et des fenêtres semblables à des yeux sans pensée. C’étaitnéanmoins dans cet habitacle de mélancolie que je me proposais de séjourner pendant quelques semaines. Son propriétaire, Roderick Usher, avait été l’un de mes bons camarades d’enfance ; mais plusieurs années s’étaient écoulées depuis notre dernière entrevue. Une lettre cependant m’était parvenue récemment dans une partie lointaine du pays, – une lettre de lui, – dont la tournure follement pressanten’admettait pas d’autre réponse que ma présence même. L’écriture portait la trace d’une agitation nerveuse. L’auteur de cette lettre me parlait d’une maladie physique aiguë – d’une affection mentale qui l’oppressait, – et d’un ardent désir de me voir, comme étant son meilleur et véritablement son seul ami, – espérant trouver dans la joie de ma société quelque soulagement à son mal. C’était le ton danslequel toutes ces choses et bien d’autres encore étaient dites, – c’était cette ouverture d’un cœur suppliant, qui ne me permettaient pas l’hésitation ; en conséquence j’obéis immédiatement à ce que je considérais toutefois comme une invitation des plus singulières. Quoique dans notre enfance nous eussions été camarades intimes, en réalité, je ne savais pourtant que fort peu de chose de mon ami….