Accident et écriture dramatique
Bertrand Marie Flourez
Responsable d’accident dramatique : le facteur auteur non coupable
1 Le monde scientifique, celui qui raisonne sur la matière, les événements et les phénomènes, nous dit qu’un accident, c’est obligatoirement la réunion de trois facteurs. L’incendie ? Un carburant, un comburant et une source d’énergie qui déclenche la réaction. L’accident de voiture ? La vitesse, lapluie, la nuit, ou l’assoupissement, ou de mauvais pneus, ou le verglas, ou… trois éléments au moins, et parfois plus. Le décor qui tombe à la générale ? Qui n’a pas mis les bonnes vis parce que la production n’avait pas assez d’argent… ?
2Le langage et l’opinion nous parlent des contours de ce que peut (ou doit) être un accident. L’accident se produit, normalement imprévisible, inattendu. On entendparfois des : “je m’y attendais !” qui laissent ouvert le fait que s’il était prévisible, l’accident pourrait être alors le fruit d’une logique. Il est en tout cas dérangeant, perturbant, changeant le cours des choses et portant des conséquences. L’événement en lui-même doit aussi être bref. La gestation peut être longue, les conséquences durables (victimes) mais le fait doit être celui d’uninstant, clairement identifié. D’ailleurs, il s’explique toujours après. Après, on cherche l’explication, les raisons, les facteurs et l’on découvre, la plupart du temps, ce qui s’est passé ; il faut bien trouver la responsabilité. Et si l’on ne trouve pas d’explication, est-ce alors un véritable accident ? Malveillance, attentat ? Reste la faute à “pas de chance” parce qu’un accident, toujours, auraitpu ne pas se produire.
3Il y a ainsi une idée, une intuition ou une pensée conjuratoire sous jacente qui nous conduit souvent, presque “naturellement”, à chercher ce que cet événement doit révéler. Après le “fallait pas…”, il y a souvent la recherche d’un sens, d’une morale voire d’une édification. Ainsi, après avoir dit l’accident, il y a ce qu’il nous dit. Toutefois, la réunion des troisfacteurs n’est pas une fatalité, et quand bien même cette réunion est affleurante, elle ne déclenche pas obligatoirement un accident.
4Rapportée au théâtre, plus particulièrement à l’écriture dramatique, cette esquisse très rapide de l’accident fait émerger le sens qu’un “facteur personnel”, un quatrième facteur, ou facteur invisible, occuperait un tout premier plan dans l’avènement de l’accident.L’auteur dramatique, en tant qu’homme et “créateur” ne peut, me semble-t-il, qu’être le témoin particulier de cette ambiguïté fondamentale dans la genèse de l’accident. D’une part, il est à la fois auteur subissant des accidents, dans sa vie et dans son écriture, mais aussi, d’autre part, auteur manipulant et écrivant l’accident.
5Ecrivant, construisant, alors qu’il est au cœur de ce qui se produit,l’auteur ne peut que constater l’avènement de l’accident au sens où la part intime du personnage et donc de l’accident, même disséqué, se dérobe. Tous les contours nous parlent du vivant, des causes et conséquences mais le cœur, la raison des raisons, appartient pleinement à un indicible que la poétique, lyrique ou non, du théâtre cherche à dire depuis l’origine. Théâtre tragique, comique, dramatiqueou rhapsodique, l’accident n’est ni le point de départ ni le but du théâtre mais il est, du fait de son mystère, un moteur incontournable. C’est parce qu’un auteur sait cela qu’il n’est plus innocent, qu’il ne peut, pour lui-même et pour les autres, voir l’accident de la même façon, c’est-à-dire comme un événement totalement inattendu, autonome, dont nous serions le spectateur, qui bouleverseraitle monde malgré nous et nous obligerait à réagir.
6La question est donc aussi de savoir ce qui nous domine et ce que l’on conduit. Vais-je refaire, dans mon écriture, les bêtises de Cambrai ? La tarte Tatin ? Ou puisque les choses nous échappent, feignons d’en être les organisateurs1 ! Trois facteurs plus un. L’écriture dramatique se construit par et pour ce quatrième facteur.
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