Le visiteur
Le Visiteur Eric-Emmanuel Schmitt Dossier préparé et rédigé par Catherine Marchasson
III – Mélange des genres, mélange des registres
L’étude dramaturgique vient de faire apparaître la dimension classique de l’œuvre. Mais que dire du style, des registres, du genre théâtral, des personnages eux-mêmes, marqués plutôt par la variété, l’instabilité ?
1 – Du sublime au grotesque
Le tragique
Ladimension tragique apparaît à différents titres. Il ne s’agit pas seulement d’un individu – Freud – confronté brutalement à la faiblesse de la condition humaine et tentant de réagir avec les moyens dont il dispose. Le tragique concerne aussi un groupe social, les Juifs, et l’humanité en général puisque le dialogue entre Freud et l’Inconnu se détache de l’histoire d’un seul pour parler des hommeset de Dieu. Les violences subies par les Juifs, à Vienne, sont évoquées de manière saisissante par Anna, dès la première scène. Deux brèves notations suffisent : « Plus loin, on battait un épicier devant sa femme et ses enfants… Plus loin les corps des juifs qui s’étaient jetés par la fenêtre en entendant les SA monter leurs escaliers. » (p. 133). Dans la scène 10, la violence qui se déchaîne sousles fenêtres se manifeste au spectateur comme aux personnages par le son, sans les images, rendant dérisoires les interrogations métaphysiques des deux hommes. Le texte ne montre pas, suggère, fait appel à l’imaginaire, accentuant ainsi la terreur, la pitié, le sentiment du tragique. Sur scène est montré pourtant un exemple du comportement antisémite des nazis, mais atténué puisqu’ils ne peuventagir aussi brutalement contre un homme mondialement célèbre. La bassesse du Nazi s’oppose à la grandeur du héros qu’il persécute de ses vexations, de son chantage. Le personnage principal, juif persécuté parmi les autres, doit prendre une décision qui lui permettrait de sortir de l’enfermement. Mais il est confronté au tragique de l’existence humaine à un autre niveau, à la fois individuel etterriblement banal. Comment lutter contre la vieillesse, la maladie ? Comment lutter contre la mort ? D’abord, le héros répugne à admettre qu’il est lui aussi touché : « On ne change pas, Anna, c’est le monde qui change, les hommes qui se pressent, les bouches qui chuchotent, et les hivers plus froids, et les étés plus lourds, les marches plus hautes, les livres écrits plus petit, les soupes quimanquent de sucre, l’amour qui perd son goût… c’est une conspiration des autres car au fond de soi on ne change pas. » (Scène 1 ; p. 132) Et plus loin, face à l’Inconnu : « Croyez-vous que je me reconnaisse, moi, dans le vieillard barbu qui m’attend dans les glaces ? ©Antigone2005 Tous droits réservés Reproduction strictement interdite
Le Visiteur Eric-Emmanuel Schmitt Dossier préparé et rédigé parCatherine Marchasson
Je m’y habitue mais je ne m’y retrouve pas… » (scène 4, p. 159) Le cancer le ronge depuis longtemps : une toux, récurrente, empêche qu’il ne l’oublie, l’oblige à voir la réalité de sa mort prochaine. L’Inconnu, sous hypnose, peut même lui en indiquer la date. « Tu me traites comme un condamné à mort », reproche-t-il à sa fille. Refusant toute compassion, il ajoute toutaussitôt : « Et tu as raison : nous sommes tous des condamnés à mort et moi je pars avec le prochain peloton ». (scène 1, p. 134) Le héros tragique est grand par sa lucidité mais faible devant l’inéluctable, comme tous les autres hommes. Le tragique apparaît enfin, sous une forme moins dramatisée, plus théorique, dans les longues discussions abstraites entre Freud et l’Inconnu. Freud incarne ladouleur, montre la révolte des hommes contre la mort, « la finitude de[leur] esprit », contre Dieu, responsable de tout cela. Mais, pour l’Inconnu, supprimer Dieu, c’est remplacer cet enfermement-là par un autre, créé par l’homme : « Que restera-t-il de l’homme ? Un fou dans sa cellule, jouant une partie d’échecs entre son inconscient et sa conscience ! Après toi, définitivement, l’humanité sera…