La nature des richesses
Considérations générales
Tout le monde veut être riche, et la plupart ne travaillent nuit et jour que pour le devenir ; mais on se méprend pour l’ordinaire dans la route que l’on prend pour y réussir.
L’erreur, dans la véritable acquisition de richesses qui puissent être permanentes, vient, premièrement, de ce que l’on s’abuse dans l’idée que l’on se fait de l’opulence, ainsi qu’à l’égardde celle de l’argent.
On croit que c’est une matière où l’on ne peut point pécher par l’excès, ni jamais, en quelque condition que l’on se trouve, en trop posséder ou acquérir ; l’attention aux intérêts des autres est une pure vision, ou des réflexions de religion qui ne passent point la théorie. Mais, pour montrer que l’on s’abuse grossièrement, qui mettrait ceux qui y sont dévoués sisingulièrement en possession de toute la terre avec toutes ses richesses, sans en rien excepter ni diminuer, ne ferait-il pas les derniers des malheureux, s’ils ne pouvaient disposer du labeur de leurs semblables ? Et ne préféreraient-ils pas la condition d’un mendiant dans un monde habité ? Car premièrement, outre qu’il leur faudrait être eux-mêmes les fabricateurs de tous leurs besoins, bien loin deservir par là leur sensualité, ce serait un chef-d’œuvre si, par un travail continuel, ils pouvaient atteindre jusqu’à se procurer le nécessaire ; et puis, dans la moindre indisposition, il faudrait périr manque de secours, ou plutôt de désespoir.
Et même sans supposer les choses dans cet excès, un très petit-nombre d’hommes en possession d’un très-grand pays, comme il est arrivé quelquefois par desnaufrages, n’ont-ils pas été autant de malheureux, bien loin d’être autant de monarques ? Et il n’est que trop certain, par les relations espagnoles de la découverte du Nouveau-Monde, que les premiers conquérants, quoique maîtres absolus d’un pays où l’on mesurait l’or et l’argent par pipes, passèrent plusieurs années si misérablement leur vie, que, outre que plusieurs moururent de faim, presquetous ne se garantirent de cette extrémité que par les aliments les plus vils et les plus répugnants de la nature.
Ce n’est donc ni l’étendue du pays que l’on possède, ni la quantité d’or et d’argent, que la corruption du cœur a érigés en idoles, qui font absolument un homme riche et opulent : elles n’en forment qu’un misérable, comme l’on peut voir par les exemples que l’on vient de citer ; cequi se vérifie tous les jours encore par le parallèle de ce qui se passe au pays des mines, où cinquante écus à dépenser par jour font vivre un homme moins commodément qu’il ne ferait en Hongrie avec huit ou dix sous, qui suffisent presque pour jouir abondamment de tous les besoins nécessaires et agréables. On voit par cette vérité, qui est incontestable, qu’il s’en faut beaucoup qu’il suffisepour être riche de posséder un grand domaine et une très-grande quantité de métaux précieux, qui ne peuvent que laisser périr misérablement leur possesseur, quand l’un n’est point cultivé ; et l’autre ne se peut échanger contre les besoins immédiats de la vie, comme la nourriture et les vêtements, desquels personne ne saurait se passer. Ce sont donc eux seuls qu’il faut appeler richesses ; et c’estle nom que leur donna le créateur lorsqu’il en mit le premier homme en possession après l’avoir formé : ce ne furent point l’or ni l’argent qui reçurent ce titre d’opulence, puisqu’ils ne furent en usage que longtemps après, c’est-à-dire tant que l’innocence, au moins suivant les lois de la nature, subsista parmi les habitants du globe, et les degrés de dérogeance à cette disposition ont été ceuxde l’augmentation de la misère générale. On a fait, encore une fois, une idole de ces métaux ; et laissant là l’objet et l’intention pour lesquels ils avaient été appelés dans le commerce, savoir pour y servir de gages dans l’échange et la tradition réciproque des denrées, lorsqu’elle ne se put plus faire immédiatement à cause de leur multiplication, on les a presque quittés de ce service pour…