Nous est-il permis de juger autrui ?
« Je trouve mon voisin grossier et méprisable. » Voilà un jugement typique que n’importe lequel d’entre « nous » (c’est-à-dire un individu ou une communauté ayant ses propres valeurs, normes, etc.) pourrait faire à propos d’autrui, cet autre être pensant. Ainsi ce n’est pas tant la possibilité d’émettre des jugements, chose qu’il nous est possible de faire à longueur de temps (mis à part lesmalades mentaux), que la légitimité de ces jugements qui est mise en cause par le sujet. En effet, il semble que nous manquions d’objectivité, pour juger cette autre chose pensante en premier lieu, mais également envers nous-mêmes et ce que « nous » représentons. Il est donc légitime de se demander si nous sommes à la bonne place pour juger autrui, si la distance (« l’altérité ») existante entreautrui et nous rend tout jugement injustifié, injustifiable, ou même vain dans le cadre du respect d’autrui. Cependant, il n’existe aucune société humaine, communauté, etc. qui soit exempte de jugements (de qualifications, d’évaluations, de condamnations, et donc de classifications). Il se pourrait alors qu’il semble nécessaire aux hommes de juger leurs semblables en fonction de certains critères quivarieraient aux grés des cultures. On peut donc se demander s’il nous est permis de juger autrui, c’est-à-dire si « nous », en tant qu’individu ou communauté disposant de certaines valeurs et normes, avons la légitimité de qualifier, d’évaluer, de condamner et donc de classifier autrui, cet autre être pensant que nous même, sans remettre en cause le respect dû à autrui en tant que personne.
Toutd’abord, il semblerait que nous ne soyons pas les mieux placés pour juger autrui, car nous jugeons toujours à partir de nous même. Considérer autrui comme un être pensant revient tout d’abord à dépasser la posture solipsiste (Solipsisme : du latin solus (seul) et ipse (soi-même), doctrine selon laquelle il n’existerait pas d’autre réalité que moi-même en tant que sujet pensant), mais cela negarantit en rien la compréhension d’autrui. En effet, on ne peut pas accéder à la conscience d’autrui, seulement à l’image qu’il renvoie de lui-même à travers ses actes et ses dires. Nous ne sommes donc pas à même de comprendre autrui à travers ses seuls faits et gestes, puisque sa pensée nous échappe : nous ne pouvons pas percer son for intérieur puisqu’autrui est tout à fait capable de nous mentir,ou bien même de penser de telle manière qu’il soit impossible pour nous de le comprendre. C’est d’ailleurs cet aspect (ce manque et cette impossibilité de compréhension) que met en avant le vieil adage populaire : « Seul Dieu est à même de me juger ». En effet, Dieu serait le seul à tout connaître d’autrui aussi bien que de nous même et serait donc le seul capable de juger autrui, d’autant quel’action de juger sous entend que nous ne sommes pas à la même « place » qu’autrui, puisque le juge n’est pas au rang de l’accusé. Nous serions, d’une certaine manière, supérieur à autrui ; mais de quel droit pourrions-nous alors prétendre être « supérieur » à autrui, capables de le juger ? D’autant que nous oublions souvent de vérifier que nous ne sommes pas au moins aussi susceptibles d’être concernépar un jugement qu’autrui « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil? » dit Matthieu dans son évangile.
En outre, nous ne sommes ni impartiaux ni désintéressés lors de l’émission d’un jugement, puisque nous essayons d’agir (et donc de juger) en accord avec nos valeurs et normes. C’est ce qui rend ce jugement discutable :l’objectivité totale étant impossible sur quelque sujet que ce soit. Dans la même optique, la philosophie de Sartre ne cesse de souligner que chacun décide de ses valeurs ; c’est-à-dire que l’homme est libre de changer les siennes à tout moment. Il est, selon Sartres « condamné à la liberté », une liberté qui transcende les jugements que nous pouvons émettre à un moment précis dans la vie…