Le rire dans l’oeuvre de proust
Le rire dans l’œuvre de Proust
44 F.-G. GREEN – Cahiers de l’Association internationale des études francaises Année 1960 Volume 12 Numéro 12 pp. 243-257
LE RIRE DANS L’ŒUVRE DE PROUST
Communication de M. F.-G GREEN
(^Edimbourg)
au XV Congrès de V Association, le 24 juillet 1959, à Liège
A côté de leurs confrères anglais, les grands romanciers français du XIXe siècledonnent une impression générale de tristesse. En effet, on trouve dans le roman français de cette époque peu de personnages comiques si l’on prend cette expression dans son acception bergsonienne de comiques inconscients. Sauf oubli, dans cette catégorie, il n’y a que le Homais de Flaubert et le Tartarin d’Alphonse Daudet. Ne les confondons pas avec ces autres personnages, dits aussi comiques parcequ’ils nous font rire, tels l’illustre Gaudissart de Balzac ou le Rassi de Stendhal. Ceux-ci savent qu’ils sont risibles et ne sont au fond que des loustics. En somme, il faut avouer que l’observation comique n’est pas le fort des maîtres du roman français du siècle dernier. C’est un phénomène qu’il serait intéressant d’approfondir, surtout du point de vue de la littérature comparée.
Il seraitdifficile d’exagérer les progrès que Proust a fait faire au roman français en fait d’observation comique. Il y a en effet peu de formes du risible qu’il n’ait pas exploitées dans A la recherche du temps perdu, révélant ainsi dans le roman des virtualités comiques ignorées par ses prédécesseurs français. Et pourtant, en cela, Proust ne fait que suivre une voie déjà ouverte par Marivaux qui avaitrompu, dans sa Vie de Marianne, avec cette loi de la séparation du comique et du sérieux que le goût classique voulait appliquer à tous les genres littéraires et pour laquelle beaucoup de romanciers français du XIXe siècle ont gardé un penchant inavoué.
Où ses devanciers, dans leurs peintures de la vie domestique, en avaient fait ressortir surtout les aspects sombres ou dramatiques, Proust y découvreune abondance d’éléments risibles. Et pour en trouver, son narrateur, Marcel n’a qu’à puiser dans les souvenirs d’une enfance passée, soit à Paris soit à Combray, dans le sein d’une famille bourgeoise. Voici déjà un milieu riche en matière comique étant donné la raideur de caractère et l’esprit routinier et plutôt méfiant du bourgeois moyen. Qu’on relise ces pages charmantes où Marcel développe lasituation suivante qui est essentiellement comique parce qu’elle est fondée sur un quiproquo.
Aux yeux des grands-parents et des grand-tantes de Marcel, le jeune Swann, fils de leur vieil ami l’agent de change, doit naturellement continuer à fréquenter la société où avait vécu son père. Et puisque, bien entendu, il doit être flatté d’être reçu à la maison, on prend avec lui des airs légèrementprotecteurs. Or, le fait est que Swann, membre du Jockey Club, grand connaisseur de tableaux, est un des hommes les plus choyés de la haute société du Faubourg Saint-Germain. Mais comme il ne parle jamais de ses relations brillantes et comme d’autre part, les grands-parents et les grand-tantes, Flore et Céline sont irrévocablement fixés sur le compte de Swann, leurs entretiens gardent toujoursl’empreinte de ce quiproquo risible. En voici un petit exemple :
Un jour qu’il était venu nous voir à Paris après dîner en s’excusant d’être en habit, Françoise, ayant, après son départ dit tenir du cocher qu’il avait dîné « chez une princesse », — « Oui chez une princesse du demi-monde ! » avait répondu ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine(1). –
La tante Léonie de Marcel est un de ces personnages comiques « tout faits » qu’on trouve surtout dans des familles bourgeoises et le plus souvent dans de petits bourgs comme Combray. Malade plus ou moins imaginaire et toujours couchée, elle habite deux chambres contiguës, restant l’après-midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre. Mais comme son lit longe la fenêtre, Léonie possède au…