Vendredi et la vie sauvage
Vendredi ou la vie sauvage
Michel Tournier
Durant les semaines qui suivirent, Robinson explora l’île méthodiquement et tâcha de repérer les sources et les abris naturels, les meilleurs emplacements pour la pêche, les coins à noix de coco, à ananas et à choux palmistes. Il établit son dépôt général dans la grotte qui s’ouvrait dans le massif rocheux du centre de l’île. Il y transporta tout cequ’il put arracher à l’épave qui avait résisté par chance aux tempêtes des mois précédents. Après avoir entreposé les quarante tonneaux de poudre noire au plus profond de la grotte, il y rangea trois coffres de vêtements, cinq sacs de céréales, deux corbeilles de vaisselle et d’argenterie, plusieurs caisses d’objets hétéroclites – chandeliers, éperons, bijoux, loupes, lunettes, canifs, cartesmarines, miroirs, dés à jouer – une malle de matériel de navigation, câbles, poulies, fanaux, lignes, flotteurs, etc.., enfin un coffret de pièces d’or et de monnaies d’argent et de cuivre. Les livres qu’il trouva dans les cabines de l’épave avaient tellement été lavés par l’eau de mer et la pluie que le texte imprimé en était effacé, mais Robinson pensa qu’en faisant sécher ces pages blanches ausoleil, il pourrait les utiliser pour écrire son journal, à condition de trouver un liquide pouvant tenir lieu d’encre.
Ce liquide lui fut fourni par un poisson qui pullulait alors près de la falaise du Levant, le diodon, ou poisson-hérisson. C’est un animal redoutable avec sa mâchoire puissante et les piquants venimeux qui hérissent son corps. En cas de danger, il se gonfle d’air et devient rond commeune boule, et, comme tout cet air est accumulé dans son ventre, il flotte alors sur le dos, sans paraître gêné par cette posture. En remuant avec un bâton l’un de ces poissons échoués sur le sable, Robinson avait remarqué que tout ce qui entrait en contact avec son ventre prenait une couleur rouge tenace et voyante qui pourrait lui tenir lieu d’encre. Il se hâta de tailler une plume de vautour,et il put sans attendre tracer ses premiers mots sur une feuille de papier. Il décida alors d’écrire chaque jour dans le livre le plus gros les faits principaux qui lui seraient arrivés. Sur la première page du livre, il dressa la carte géographique de l’île et il inscrivit au-dessous le nom qu’il venait de lui donner : Speranza, ce qui veut dire l’espérance, car il était décidé à ne plus jamais selaisser aller au désespoir.
Parmi les animaux de l’île, les plus utiles seraient à coup sûr les chèvres et les chevreaux qui s’y trouvaient en grand nombre, pourvu qu’il parvienne à les domestiquer. Or si les chevrettes se laissaient assez facilement approcher, elles se défendaient farouchement dès qu’il tentait de les traire. Il construisit donc un enclos en liant horizontalement des Perchessur des piquets qu’il habilla ensuite de lianes entrelacées. Il y enferma des chevreaux très jeunes qui y attirèrent leurs mères par leurs cris. Robinson libéra ensuite les petits et attendit plusieurs jours. Alors les pis gonflés da lait commencèrent à faire souffrir les chèvres qui se laissèrent traire avec empressement.
L’examen des sacs de riz, de blé, d’orge et de maïs qu’il avait sauvés del’épave de La Virginie réserva à Robinson une lourde déception. Les souris et les charançons en avaient dévoré une partie dont il ne restait plus que de la balle mélangée à des crottes. Une autre partie était gâtée par l’eau de pluie et de mer. Il fallut trier chaque céréale grain par grain, un travail de patience long et fatigant. Mais Robinson put ensemencer quelques âcres de prairie qu’il avaitauparavant brûlées et ensuite labourées avec une plaque de métal provenant de La Virginie et dans laquelle il avait pu percer un trou assez large pour y introduire un manche.
Ainsi Robinson en créant un troupeau domestique et un champ cultivé avait commencé à civiliser son île, mais ce n’était encore qu’une œuvre fragile et limitée, et il avait souvent la révélation que l’île restait une terre…