Une économie de services
Cahiers français : vingt ans de transformations de l’économie française
Une économie de services Jean Gadrey
Dans un cahier consacré aux transformations de l’économie française au cours des deux dernières décennies, il peut sembler curieux d’intituler un chapitre « une économie de services », dans la mesure où, il y a vingt ans, l’économie française pouvait déjà être caractérisée par lesmêmes termes, selon tous les critères usuels. Si j’ai néanmoins accepté ce sujet, et ce titre, c’est que des changements significatifs se sont produits depuis le début des années 80, à commencer par l’amplification et par la reconnaissance de ce phénomène structurel, que beaucoup se sont obstinés à nier jusqu’à une période récente. Mais il faut, pour porter un diagnostic, s’entendre sur les mots et surles outils de mesure. Je commencerai par un bilan chiffré, pour envisager ensuite les principales causes de cette transformation profonde et sa poursuite vraisemblable dans les décennies à venir. Branches de service, métiers de service : les activités de services représentent désormais plus de 70 % de l’économie française Il n’est pas question d’entrer ici dans les débats conceptuels trèsfournis, et au demeurant dignes d’intérêt, concernant les définitions alternatives des biens tangibles et des services, des définitions qui font toujours appel à des conventions et ne peuvent donc s’abriter derrière des catégories techniques indiscutables. Il suffira de dire, de façon grossière, que la production de biens tangibles recouvre des situations où le résultat de l’activité prend une formematérielle qui permet à ce résultat de circuler économiquement (vente/achat/revente éventuelle) de façon physiquement indépendante de son producteur et de son utilisateur. À l’inverse, la production de services correspond à des situations où la forme matérielle du résultat (qui existe bel et bien : on sort « transformé » après une coupe de cheveux…) n’autorise pas cette relative indépendance économiquedu produit. Ainsi que l’écrit Peter Hill, l’auteur le plus cité sur ces questions, on ne peut pas revendre une opération de l’appendicite après l’avoir payée ou « consommée ». On peut comprendre sur cette base, par exemple, pourquoi le commerce international des biens tangibles est fondamentalement différent de celui des services. Dans le premier cas, les biens peuvent franchir les frontières et êtreachetés et utilisés à des milliers de kilomètres de leurs lieux de production. Dans le second cas, à quelques exceptions près, celui qui veut consommer de façon interactive le service d’un enseignant ou d’un médecin français doit se déplacer lui-même, ou obtenir du prestataire qu’il se « délocalise ». Les exportations de services touristiques français sont essentiellement des « exportations sur lesol français », c’està-dire des achats, par des touristes étrangers, de prestations délivrées en France. Bien que la distinction précédente ne règle pas tous, elle nous suffira. Par ailleurs, les définitions, par les statisticiens et les comptables nationaux, des branches de service, sont suffisamment voisines selon les pays, et suffisamment stables dans le temps, pour autoriser des comparaisonsvalables dans l’espace et dans le temps. Nous pouvons maintenant y venir, en commençant par l’économie française.
Selon l’acception la plus courante, les services sont (tout comme l’agriculture l’industrie et le bâtiment), définis en termes de branches, au sens de la comptabilité nationale, c’est-à-dire en fonction de la nature du produit principal. Si l’on s’en tient à cette acceptionessentielle, le constat est dépourvu d’ambiguïté (voir le tableau 1 et le graphique 1). Si l’on évalue leur poids relatif en termes d’emploi, les branches de service (marchands et non marchands) représentaient 48,8 % de la population active occupée en 1970, 57 % en 1980, 65,4 % en 1990, et 73 % en 2000 (ce dernier chiffre est fondé sur la nouvelle nomenclature des activités, qui majore ce chiffre…