Un roi sans divertissement
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE Année académique 2005/2006 IIIe année du Ier Cycle Philologie romane et Langue française appliquée Unité VIII
Un roi sans divertissement
de Jean Giono
I. Écrivain et son oeuvre jusqu’à la publication d’Un roi sans divertissement (1947) :
Jean Giono naît en 1895 à Manosque, en Haute-Provence, de père cordonnier d’origine piémontaise et de mèreblanchisseuse-repasseuse d’origine picarde. Obligé d’interrompre ses études secondaires avant le baccalauréat, il commence à travailler comme employé de banque. Mobilisé en 1915, il sort de la guerre de 1914-18 contusionné, légèrement gazé et convaincu de l’inutilité du massacre auquel on l’a obligé de participer. En 1919 il retourne à sa banque et y travaille jusqu’en 1929, date de publication de sonpremier roman, Colline, qui, lancé entre autres par Gide voyant dans son auteur un nouveau Virgile provençal, remporte un grand succès à la suite duquel Giono se décide à vivre désormais de sa plume. Dans la décennie à venir (1929-1939), il publie ainsi plusieurs romans et essais qui le consacrent comme auteur d’utopies paysannes, pacifiste et écologiste avant la lettre. En 1934, avec ses amis, ilfonde au Contadour, une ferme abandonnée en Haute-Provence, un lieu de rencontre avec des jeunes qui voient en lui un véritable maître à penser prônant les vraies richesses, c’est-à-dire le retour à la nature. Au Contadour, pendant les vacances de Pâques et celles d’été, se fixent le rendez-vous des lycéeens, étudiants, ainsi que quelques jeunes ouvriers et agriculteurs gagnés par les idées del’écrivain de Manosque.
Tout porte à croire que Giono est sincèrement attaché à ses idées. Cependant, il considère l’engagement comme une entrave à l’acte créateur qui a toujours constitué pour lui sa raison d’être et une source intarrissable de bonheur personnel. Le personnage de Bobi de Que ma joie demeure (1934), saltimbanque ambulant prêche la fraternité et la joie de la vie au sein de la nature[que Giono appelle LES VRAIES RICHESSES – titre de son essai de 1935 qui est la suite de Que ma joie demeure] qui constituent pour lui UN REMÈDE CONTRE LE MAL EXISTENTIEL, celui-ci étant inhérent à la vie en société urbaine et industrielle, mais finalement il fuie la micro-société d’entre-aide et de joie communautaire qu’il a réussi à instituer au plateau Grémone. Bobi, symbolise les tergiversationsde l’artiste aux prises avec un engagement extérieur (social, politique et écologiste). D’ailleurs, ce que les lecteurs de Giono des années trente n’aperçoivent pas, c’est *la cruauté inhérente à sa vision du monde. Qu’il suffise de rappeler la scène où Panturle, héros de Regain, déchire un jeune renard qu’il a attrappé au piège et avec ses mains pétrit les entrailles saignantes de la bête, gestequi signifie à la fois on ne peut plus crûment la relation chasseur/chassé et figure le désir sexuel dans une posture que ne désavouerait pas un théoricien de *l’érotisme comme *Bataille (les astérisques renvoient aux entrées à paraître qui compléteront le présent cours de littérature française du XXe siècle ou seront expliqués plus loin). Comme l’a montré Jacques Chabot dans ses étudespsychanalytiques de l’oeuvre de Giono, lancées depuis les années 1970, les images de sang, pus, plaies, souffrances, abcès, matière en décomposition et suicides sous-tendent ces ouvrages dans lesquels, par un curieux effet d’(auto-)censure lectorale, les récepteurs ne voyaient (et souvent ne voient toujours) que des images idylliques. Qui plus est, l’homme dans les premiers romans de Giono est aux prisesavec la terreur panique. Grand lecteur des auteurs antiques, Giono place explicitement ses trois premiers romans sous le signe de Pan – il appelle « trilogie de Pan » Colline, Un de Baumugnes et Regain. [L’expression terreur panique vient de Pan, une divinité grecque représentée de la même
manière que le faune romain comme mi-homme, mi-bouc, le mot « pan » signifiant en ancien grec « paître…