Si la tâche du romancier, quand il crée des personnages, ne consiste qu’à imiter le réel
Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, Incipit « Il leur avait semblé à tous les trois »… Il leur avait semblé à tous les trois quec’était une bonne idée d’acheter ce cheval. Même si ça en devait servir qu’à payer les cigarettes de Joseph. D’abord, c’était une idée, ça prouvaitqu’ils pouvaient encore avoir des idées. Puis ils se sentaient moins seuls, reliés par ce cheval au monde extérieur, tout de même capables d’en extrairequelque chose, de ce monde, même si c’était misérable, d’en extraire quelque chose qui n’avait pas été à eux jusque-là, et de l’amener jusqu’à leurcoin de plaine saturée de sel, jusqu’à eux trois saturés d’ennui et d’amertume. c’était ça les transports : même d’un désert, où rien ne pousse, onpouvait encore faire sortir quelque chose, en le faisant traverser à ceux qui vivent ailleurs, à ceux qui sont du monde. Cela dura huit jours. Le chevalétait trop vieux, bien plus vieux que la mère pour un cheval, un vieillard centenaire. Il essaya honnêtement de faire le travail qu’on lui demandaitet qui était bine au dessus de ses forces depuis longtemps, puis il creva. Ils en furent dégoûtés, si dégoûtés, en se retrouvant sans cheval surleur coin de plaine, dans la solitude et la stérilité de toujours, qu’ils décidèrent le soir même qu’ils iraient tous les trois le lendemain à Ram, pouressayer de se consoler en voyant du monde. Et c’est le lendemain à Ram qu’ils devaient faire la rencontre qui allait changer leur vie à tous.