Rebecca daphne du maurier

août 20, 2018 Non Par admin

REBECCA de DAPHNÉ DU MAURIER
Livre qui devint un film réalisé par Alfred Hitchcock
26 chapitres
CHAPITRE I
J’ai rêvé l’autre nuit que je retournais à Manderley.
J’étais debout près de la grille devant la grande allée, mais l’entrée m’était interdite, la grille fermée par une chaîne et un cadenas. J’appelai le concierge et personne ne répondit ; en regardant à travers les barreauxrouillés, je vis que la loge était vide.
Aucune fumée ne s’élevait de la cheminée et les petites fenêtres mansardées bâillaient à l’abandon. Puis je me sentis soudain douée de la puissance merveilleuse des rêves et je glissai à travers les barreaux comme un fantôme. L’allée s’étendait devant moi avec sa courbe familière, mais à mesure que j’y avançais, je constatais sa métamorphose : étroite et malentretenue, ce n’était plus l’allée d’autrefois. Je m’étonnai d’abord et ce ne fut qu’en inclinant la tête pour éviter une branche basse que je compris ce qui était arrivé. La nature avait repris son bien, et, à sa manière insidieuse, avait enfoncé dans l’allée ses longs doigts tenaces. Les bois toujours menaçants, même au temps passé, avaient fini par triompher. Ils pullulaient, obscurs et sansordre sur les bords de l’allée. Les hêtres nus aux membres blancs se penchaient les uns vers les autres, mêlant leurs branches en d’étranges embrassements et construisant au-dessus de ma tête une voûte de cathédrale. Et il y avait d’autres arbres encore, des arbres dont je ne me souvenais pas, des chênes rugueux et des ormes torturés qui se pressaient joue à joue avec les bouleaux, jaillissant dela terre en compagnie de buisson monstrueux et de plantes que je ne connaissais pas.
L’allée n’était plus qu’un ruban, une trace de son ancienne existence (le gravier aboli) gagnée par d’herbe, la mousse et des racines d’arbres qui ressemblaient aux serres des oiseaux de proie. Je reconnaissais çà et là, parmi cette jungle, des buissons, repères d’autrefois : c’étaient des plantes gracieuses etcultivées, des hydrangeas, dont tes fleurs bleues avaient été célèbres. Nulle main ne les disciplinait plus et elles étaient devenues sauvages : leurs rameaux sans fleurs, noirs et laids, atteignaient des hauteurs monstrueuses.
La pauvre piste qui avait été notre allée ondulait et même se perdait par instants, mais reparaissait derrière un arbre abattu ou bien à travers une flaque de boue laisséepar les pluies d’hiver. Je ne croyais pas ce chemin si long. Les kilomètres devaient s’être multipliés en même temps que les arbres et ce sentier menait à un labyrinthe, une espèce de brousse chaotique, et non plus à la maison. Mais voici qu’elle m’apparut tout à coup ; les abords en étaient masqués par ces proliférations végétales et lorsque je me trouvai enfin en face d’elle, je m’arrêtai lecœur battant, l’étrange brûlure des larmes derrière les paupières.
C’était Manderley, notre Manderley secret et silencieux comme toujours avec ses pierres grises luisant au clair de lune de mon rêve, les petits carreaux des fenêtres reflétant les pelouses vertes et la terrasse. Le temps n’avait pas pu détruire la parfaite symétrie de cette architecture, ni sa situation qui était celle d’un bijou aucreux d’une paume.
La terrasse descendait vers les pelouses et les pelouses s’étendaient jusqu’à la mer ; en me retournant, je la vis, feuille d’argent paisible sous la lune. Aucune vague n’agiterait cette eau de rêve, aucun nuage poussé par le vent d’ouest n’obscurcirait ce ciel pâle. Je me tournai de nouveau vers la maison et, bien qu’elle se dressât intacte comme si nous l’avions quittée laveille, je vis que le jardin avait obéi tel le bois à la loi de la jungle. Les rhododendrons atteignaient plusieurs mètres et ils s’étaient mésalliés avec une foule de broussailles sans nom. Un lilas s’était marié avec un hêtre et, comme pour les unir plus étroitement, le lierre malveillant, éternel ennemi de la grâce, emprisonnait le couple dans ses filets. Le lierre avait une place de choix dans…