Peut-on dire que le passé n’est jamais mort
Réflexion sur l’état de la laïcité aujourd’hui
Que signifie pour le rabbin que je suis de réfléchir à l’état de la laïcité telle qu’on la pratique aujourd’hui en France? Ma charge ne devrait-elle pas, de toute évidence, me situer du côté de ceux qui ne peuvent que se réjouir du regain de foi qui anime l’ensemble des communautés religieuses? Et, partant, ne devrais-je pas apprécier comme unjuste retour des choses l’affaiblissement de la laïcité? Comme toujours, rien n’est si simple. Ce qu’on pourrait nommer la crise de la laïcité n’est qu’un symptôme de celle, plus générale, de notre société. Crise dite de la modernité, ouverte dès le XVIIIème siècle par la division entre les sciences exactes et la production d’une part, et le savoir proprement humain d’autre part: ce qui revient àséparer l’approche du réel et la relation à l’autre. Cette crise ne peut être résolue que dans l’équilibre de ces deux ordres. Le XXème siècle quant à lui peut se définir ainsi: c’est une époque de ruptures successives, marquée aussi par le totalitarisme, par la destruction des
particularismes et de la liberté de l’esprit; de même, elle se caractérise par la diabolisation des minorités, par lesgénocides et les nettoyages ethniques. L’histoire de notre siècle a bouleversé les histoires, malmené les mémoires et brisé les chaînes de transmission. Sur ce terrain miné, la vitesse d’évolution de la civilisation technologique, la surabondance “d’évènements” imposée par le système médiatique, éloignent chacun d’une prise directe sur le réel et rendent problématique la capacité des hommes à “vivreleur histoire” ensemble. La peur du vide, le manque de projet intellectuel ou spirituel, l’absence de sens dans une société dominée par la rationalité instrumentaliste ont des conséquences: d’une part les hommes ont davantage besoin de certitudes, voire d’évidences pour se rassurer, d’autre part l’exigence de partager réellement le monde avec d’autres hommes est reléguée au second plan. Il y aintégrisme là où il y a contestation de l’ordre républicain et volonté d’y substituer un ordre public d’inspiration divine. Inversement, la crise des valeurs républicaines peut conduire la société globale à rechercher des boucs émissaires, et
les sociétés religieuses à se replier sur des revendications identitaires excluant le reste de la société. Lorsqu’un groupe se confond avec une affirmationethnique et se pose parfois même en marge du corps social, le retour du religieux traduit la crainte des valeurs universelles. Qu’elle prenne ou non la forme religieuse, la crispation identitaire conduit à un redoutable barbarisme: être porteur d’une identité, ce n’est pas la revendiquer par la force et en opposition aux autres; c’est avant tout défendre la complexité de la vie, la liberté desindividus, et en déduire une exigence: celle de reconnaître l’identité des autres pour négocier une histoire commune. La laïcité à la française peut être une chance pour l’Europe: cette dernière pourrait, par exemple, se doter d’une institution ou d’un “conseil de sages” chargés de la garde et de la diffusion des valeurs laïques, entendues dans leur plus haute acceptation. Voici un enjeu de taille pourune Europe qui souffre d’un manque dramatique d’identité, de projets intellectuels, moraux et spirituels. De même que la religion est, dans sa signification première, l’art de relier les gens entre eux à partir d’une tradition qui leur permet de nouer des relations de plus en plus responsables, de même la laïcité joue-t-elle ce rôle envers la citoyenneté. Et ce dans notre République, qui a séparél’Église de l’État, et où coexistent plusieurs communautés religieuses. Encore faut-il que communautés religieuses et institutions laïques remplissent parfaitement leur double fonction: être un facteur d’intégration et de préservation de leurs identités respectives, tout en établissant des passerelles pour traduire, d’un registre à l’autre, les valeurs communes. Si chaque communauté…