L’utopie, i
T.More, L’Utopie, I, 1596
Écoutez les axiomes de la morale politique proclamés unanimement par les mem¬bres du noble conseil :
Le roi qui nourrit une armée n’a jamais trop d’argent.
Le roi nepeut mal faire, quand même il le voudrait.
Il est le propriétaire universel et absolu des biens et personnes de tous ses sujets ; ceux-ci ne possèdent que sous son bon plaisir et comme usufruitiers.La pauvreté du peuple est le rempart de la monarchie.
La richesse et la liberté conduisent à l’insubordination et au mépris de l’autorité ; l’homme libre et riche supporte impatiemment un gouvernementinjuste et despo¬tique.
L’indigence et la misère dégradent les courages, abrutissent les âmes, les façon¬nent à la souffrance et à l’esclavage, et les compriment au point de leur ôter l’énergienécessaire pour secouer le joug.
Si je me levais encore, et si je parlais ainsi à ces puissants seigneurs :
Vos conseils sont infâmes, honteux pour le roi, funestes pour le peuple. L’honneur de votremaître et sa santé consistent dans les richesses de ses sujets, plutôt que dans les siennes propres. Les hommes ont fait des rois pour les hommes, et non pas pour les rois ; ils ont mis des chefs à leurtête pour vivre commodément à l’abri de la violence et de l’insulte ; le devoir le plus sacré du prince est de songer au bonheur du peuple avant de songer au sien ; comme un berger fidèle, il doit sedévouer pour son troupeau, et le mener dans les plus gras pâturages.
Avancer que la misère publique est la meilleure sauvegarde de la monarchie, c’est avancer une erreur grossière et évidente ; oùvoit-on plus de querelles et de rixes que parmi les mendiants ?
Quel est l’homme qui désire plus vivement une révolution ? N’est-ce pas celui dont l’existence actuelle est misérable ? Quel est l’homme quiaura le plus d’audace à bouleverser l’État ? N’est-ce pas celui qui ne peut qu’y gagner, parce qu’il n’a rien à perdre ?
Un roi qui aurait soulevé la haine et le mépris des citoyens, et dont…