Lire
Cela rappelait la fois où Marcelin avait fait la connaissance de Julie. C’était lors d’une espèce
de “soirée-événement” (qui avait lieu comme de juste un dimanche après-midi) où un jeune
styliste présentait ses dernières créations devant un public pas tout à fait médusé. Un type
assis juste derrière Marcelin avait trouvé amusant (il était en galante compagnie et sans doute
pensait-il ainsiépater sa belle) de déposer ses grosses godasses juste à côté de l’oreille droite de Marcelin. “Big M” (c’est ainsi qu’il se faisait appeler, non sans délectation) avait demandé gentiment, poliment au zozo d’enlever ses pieds de là, à quoi celui-ci répondit en prenant un air interloqué (s’ensuivirent des pouffements de rire entre lui et la gente demoiselle). Mais les pieds, eux ne bougèrent pas d’unpouce. Big M, silencieux, se lève, passe dans la rangée de derrière, reformule sa demande sur le même ton impeccable. Rien n’y fait, l’autre toujours aussi insolent. Marcelin ne fait ni une ni deux : il pousse l’autre au fond de son siège, l’autre se lève par réflexe et Sha-bââm ! un coup de pied en pleine figure, d’une violence inouïe (en karaté cela s’appelait de mawashi-geri, avec rotation deshanches pour maximiser l’impact).
? Maintenant casse-toi, ou je mfâche vraiment !” L’autre fila sans demander son reste, presque à quat’pattes. La bonne femme du pisseur de sang, qui jusqu’alors avait assisté muette à la scène (laquelle au total n’avait pas duré plus que quelques secondes), la main devant sa bouche grande ouverte, les yeux écarquillés, n’en menait pas large. Elle réussit tout demême, au bout de quelques secondes, à sortir de son état d’apoplexie et à proférer sur un ton indigné : “M…mais vous êtes fou ! Vous auriez pu lui casser quelque chose…”. ? Rectification : je lui ai cassé quelque chose. Son nez doit ressembler à un crochet de porte-manteau à l’heure qu’il est. Mais avouez qu’il l’a bien mérité ; en plus sa gueule de joli minet ne me revenait pas : pouah ! ”. Ilfaut préciser que Marcelin avait l’art de soupeser les gens, de les mesurer du regard en quelques secondes pour voir s’il avait affaire à un rival en amour, à une forte-tête, un dur à cuire, une couille molle etc… Une fois la personne catégorisée, il adoptait le comportement ad hoc. Dans ce cas-ci, il avait bien compris qu’il s’agissait, comme il l’avait lui-même nommé, d’un minet. Dans sonvocabulaire ce terme se reférait à un jeune homme de plus ou moins vingt ans, insolent, un rien maniéré, presque efféminé, plutôt versé dans les choses de l’esprit (aspirant artiste), et gravitant sûrement dans un milieu genre “créateur de pub”. Malgré sa grande taille, on voyait que le corps du bougre n’était pas habitué à distribuer des coups, encore moins à en recevoir.
Marcelin, enhardi par lesuccès remporté sur son rival d’une minute, avait tout naturellement pris place dans le siège qu’occupait ce dernier et s’était mis à converser avec la demoiselle qui, il venait de l’apprendre, se prénommait Julie. Celle-ci, prise un peu au dépourvu par l’audace de Marcelin, n’avait pourtant pas tardé à oublier la violence corporelle dont elle avait été témoin. En général, Marcelin ne débitait quedes bêtises (ce n’étaient même pas des platitudes : ses phrases étaient courtes et semblaient se chevaucher l’une l’autre, formant un discours des plus décousus) mais grâce à Dieu, il avait un timbre des plus séduisants d’où émergeait un ton particulier, une danse verbale, une mélodie où les mots se fondaient dans la courbe sonore pour ne plus être que pure musicalité. Il arrivait à amadouer soninterlocuteur tant et si bien que celui-ci ne portait plus qu’une attention minime au contenu de ses paroles. Il commença sur un ton presque anodin, contrastant fortement avec la rudesse dont il avait fait preuve quelques minutes auparavant. Ce n’était déjà plus une question d’honneur à préserver : maintenant qu’il avait évincé son rival, la voie était libre et il lui fallait conquérir, du moins…