Les mots et les choses
Le seuil du classicisme à la modernité (mais peu importent les mots eux-mêmes – disons de notre préhistoire à ce qui nous est encore contemporain) a été définitivement franchi lorsque les mots ont cessé de s’entrecroiser avec les représentations et de quadriller spontanément la connaissance des choses. Au début du XIX° siècle, ils ont retrouvé leur vieille, leur énigmatique épaisseur ; mais cen’est point pour réintégrer la courbe du monde qui les logeait à la Renaissance, ni pour se mêler aux choses en un système circulaire de signes. Détaché de la représentation, le langage n’existe plus désormais, et jusqu’à nous encore, que sur un mode dispersé : pour les philologues, les mots sont comme autant d’objets constitués et déposés par l’histoire; pour ceux qui veulent formaliser, le langagedoit dépouiller son contenu concret et ne plus laisser apparaître que les formes universellement valables du discours ; si on veut interpréter, alors les mots deviennent texte à fracturer pour qu’on puisse voir émerger en pleine lumière cet autre sens qu’ils cachent ; enfin il arrive au langage de surgir pour lui-même en un acte d’écrire qui ne désigne rien de plus que soi. (…)
La grande tâche àlaquelle s’est voué Mallarmé, et jusqu’à la mort, c’est elle qui nous domine maintenant ; dans son balbutiement, elle enveloppe tous nos efforts d’aujourd’hui pour ramener à la contrainte d”une unité peut-être impossible l’être morcelé du langage. L’entreprise de Mallarmé pour enfermer tout discours possible dans la fragile épaisseur du mot, dans cette mince et matérielle ligne noire tracée parl’encre sur le papier, répond au fond à la question que Nietzsche prescrivait à la philosophie. Pour Nietzsche, il ne s’agissait pas de savoir ce qu’étaient en eux-mêmes le bien ou le mal, mais qui était désigné, ou plutôt qui parlait lorsque, pour se désigner soi-même, on disait Agathos, et Deilos pour désigner les autres. Car c’est là, en celui qui tient le discours et plus profondément qui détientla parole, que le langage tout entier se rassemble. A cette question nietzschéenne : qui parle? Mallarmé répond, et ne cesse de reprendre sa réponse, en disant que ce qui parle, c’est en sa solitude, en sa vibration fragile, en son néant le mot lui-même – non pas le sens du mot, mais son être énigmatique et précaire. Alors que Nietzsche maintenait jusqu’au bout l’interrogation sur celui qui parle,quitte en fin de compte à faire irruption lui-même à l’intérieur de ce questionnement pour le fonder sur lui-même, sujet parlant et interrogeant, Ecce homo, – Mallarmé ne cesse de s’effacer lui-même de son propre langage au point de ne plus vouloir y figurer qu’à titre d’exécuteur dans une pure cérémonie du Livre où le discours se composerait de lui-même. Il se pourrait bien que toutes lesquestions qui traversent actuellement notre curiosité (Qu’est-ce que le langage ? Qu’est-ce qu’un signe ? Ce qui est muet dans le monde, dans nos gestes, dans tout le blason énigmatique de nos conduites, dans nos rêves et nos maladies, tout cela parle-t-il, et quel langage tient-il, selon quelle grammaire ? Tout est-il signifiant, ou quoi, et pour qui et selon quelles règles ? Quel rapport y a-t-il entrele langage et l’être, et est-ce bien à l’être que toujours s’adresse le langage, celui, du moins, qui parle vraiment ? Qu’est-ce donc que ce langage, qui ne dit rien, ne se tait jamais et s’appelle “littérature” ?) – il se pourrait bien que toutes ces questions se posent aujourd’hui dans la distance jamais comblée entre la question de Nietzsche et la réponse que lui fit Mallarmé. (…)
Que lalittérature de nos jours soit fascinée par l’être du langage, ce n’est là ni le signe d’une fin ni la preuve d’une radicalisation : c’est un phénomène qui enracine sa nécessité dans une très vaste configuration où se dessine toute la nervure de notre pensée et de notre savoir. Mais si la question des langages formels fait valoir la possibilité ou l’impossibilité de structurer les contenus…