Les mots
Jean Paul SARTRE
Les mots
Ecrire
Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feux follets contre la terne consistance de la matière :c’était la réalisation de l’imaginaire. Pris au piège de la nomination, un lion, un capitaine du Second Empire, un Bédouin s’introduisaient dans la salle à manger ; ils y demeureraient à jamais captifs,incorporés par les signes ; je crus avoir ancré mes rêves dans le monde par les grattements d’un bec d’acier. Je me fis donner un cahier, une bouteille d’encre violette, j’inscrivis sur lacouverture : « Cahier de romans. » Le premier que je menai à bout, je l’intitulai : « Pour un papillon. » Un savant, sa fille, un jeune explorateur athlétique remontaient le cours de l’Amazone en quête d’un papillonprécieux. L’argument, les personnages, le détail des aventures, le titre même, j’avais tout emprunté à un récit en images paru le trimestre précédent. Ce plagiat délibéré me délivrait de mes dernièresinquiétudes : tout était forcément vrai puisque je n’inventais rien. Je n’ambitionnais pas d’être publié mais je m’étais arrangé pour qu’on m’eût imprimé d’avance et je ne traçais pas une ligne que monmodèle ne cautionnât. Me tenais-je pour un copiste ? Non. Mais pour un auteur original : je retouchais, je rajeunissais ; par exemple, j’avais pris soin de changer les noms des personnages. Ces légèresaltérations m’autorisaient à confondre la mémoire et l’imagination. Neuves et tout écrites, des phrases se reformaient dans ma tête avec l’implacable sûreté qu’on prête à l’inspiration. Je lestranscrivais, elles prenaient sous mes yeux la densité des choses. Si l’auteur inspiré, comme on croit communément, est autre que soi au plus profond de soi-même, j’ai connu l’inspiration entre sept et huitans.
Je ne fus jamais tout à fait dupe de cette « écriture automatique ». Mais le jeu me plaisait aussi pour lui-même : fils unique, je pouvais y jouer seul. Par moments, j’arrêtais…