Les crimes d’amour

août 19, 2018 Non Par admin

Marquis de Sade
(1740 – 1814)

Les crimes de l’amour

• Juliette et Raunai, ou la conspiration d’Amboise, nouvelle historique
• La double épreuve
• Miss Henriette Stralson, ou les effets du désespoir, nouvelle anglaise
• Faxelange, ou les torts de l’ambition
• Florville et Courval, ou le fatalisme
• Rodrigue, ou la tour enchantée, conte allégorique
•Laurence et Antonio, nouvelle italienne
• Ernestine, nouvelle suédoise
• Dorgeville, ou le criminel par vertu
• La comtesse de Sancerre, ou la rivale de sa fille, anecdote de la cour de Bourgogne
• Eugénie de Franval

FAXELANGE

ou

Les torts de l’ambition

M. et Mme de Faxelange, possédant 30 à 35 000 livres de rentes, vivaient ordinairement à Paris. Ils n’avaient pourunique fruit de leur hymen qu’une fille, belle comme la déesse-même de la Jeunesse. M. de Faxelange avait servi, mais s’était retiré jeune, et ne s’occupait depuis lors que des soins de son ménage et de l’éducation de sa fille. C’était un home fort doux, peu de génie, et d’un excellent caractère ; sa femme, à peu près de son âge, c’est à dire quarante-cinq à quarante ans, avait un peu plus de finessedans l’esprit, mais à tout prendre, il y avait entre ces deux époux plus de candeur et de bonne foi, que d’astuce et de méfiance.
Mlle de Faxelange venait d’atteindre sa seizième année ; elle avait une de ces espèces de figures romantiques, dont chaque trait peint une vertu ; une peau très blanche, de beaux yeux bleus, la bouche un peu grande, mais bien ornée, une taille souple et légère, etles plus beaux cheveux du monde. Soin esprit était doux comme son caractère ; incapable de faire le mal, elle en était encore à ne même pas imaginer qu’il pût se commettre ; c’était, en un mot, l’innocence et la candeur embellies par la main des Grâces. Mlle de Faxelange était instruite ; on n’avait rien épargné pour son éducation ; elle parlait fort bien l’anglais et l’italien, elle jouait deplusieurs instruments, et peignait la miniature avec goût. Fille unique et destinée, par conséquent, à réunir un jour le bien de sa famille, quoique médiocre, elle devait s’attendre à un mariage avantageux, et c’était depuis dix-huit mois la seule occupation de ses parents. Mais le cœur de Mlle de Faxelange n’avait pas attendu l’aveu des auteurs de ses jours pour oser se donner tout entier, il yavait plus de trois ans qu’elle n’en était plus la maîtresse. M. de Goé qui lui appartenait un peu, et qui allait souvent chez-elle à ce titre, était l’objet chéri de cette tendre fille ; elle l’aimait avec une sincérité… une délicatesse qui rappelait ces sentiments précieux du vieil âge, si corrompus par notre dépravation.
M. de Goé méritait sans doute un tel bonheur ; il avait vingt-troisans, une belle taille, une figure charmante, et un caractère de franchise absolument fait pour sympathiser avec celui de sa belle cousine ; il était officier de dragons, mais peu riche ; il lui fallait une fille à grosse dot, ainsi qu’un homme opulent à sa cousine, qui, quoique héritière, n’avait pourtant pas une fortune immense, ainsi que nous venons de le dire, et par conséquent tous deux voyaientbien que leurs intentions ne seraient jamais remplies et que les feux dint ils brûlaient l’un et l’autre se consumaient en soupirs.
M. de Goé n’avaient jamais instruit les parents de Mlle de Faxelange des sentiments qu’il avait pour leur fille ; il se doutait du refus, et sa fierté s’opposait à ce qu’il se mît dans le cas de les entendre. Mlle de Faxelange, mille fois plus timide encore,s’était également bien gardée d’en dire un mot ; ainsi cette douce et vertueuse intrigue, resserrée par les nœuds du plus tendre amour, se nourrissait en paix dans l’ombre du silence, mais quelque chose qui pût arriver, tous deux s’étaient bien promis de ne céder à aucune sollicitation et de n’être jamais l’un qu’à l’autre.
Nos jeunes amants en étaient là, lorsqu’un ami de M. de Faxelange vint…