L’émile ou l’éducation
Penser l’éducation et la formation Les hommes, bien entendu, n’ont pas attendu les définitions du dictionnaire pour penser et agir. Ils ont besoin toutefois, pour accéder à une communication qui leur permette d’élaborer et de mener à bien des projets communs, de se donner des outils mentaux provisoirement stabilisés grâce auxquels ils peuvent tenter de s’entendre. Certes, ainsi conçues, lesdéfinitions ne peuvent prétendre à l’éternité ; mais elles ont, tout à la fois, ce caractère de stabilité relative qui permet de s’appuyer sur elles pour éviter que chacun ne bascule dans un délire solitaire et ce caractère de « discutabilité » qui permet de maintenir ouvert l’espace de la parole et la possibilité de la confrontation. A. Qu’est ce que l’éducation ? Tentons donc de définir le conceptd’éducation et de comprendre ce qui en constitue la spécificité, indépendamment des formes sociales et institutionnelles qu’il a pu prendre au cours des siècles. Disons que « l’éducation est une relation (1) dissymétrique (2), nécessaire (3) et provisoire (4), visant à l’émergence d’un sujet (5) ». Reprenons brièvement les cinq éléments de cette proposition : 1) « L’éducation est une relation » :voilà qui apparaît de l’ordre de l’évidence… Pour qu’il y ait éducation, il faut qu’il y ait un éducateur et un éduqué. Mais ce qui est moins évident, c’est le fait que l’éducateur n’apparaît pas toujours directement et en personne dans la relation éducative : il peut être présent par la médiation d’un livre ou d’un document, d’un ensemble d’exercices préparés à l’avance, d’une situation conçue parlui et dont il s’absente pour laisser l’éduqué s’y investir. L’éducateur peut être aussi présent, tout simplement, en ce qu’il organise un environnement qu’il juge favorable à la poursuite de ses fins : choisir la décoration d’une chambre d’enfants, organiser l’emploi du temps d’un stage et la disposition matérielle de la salle, abonner l’enfant à telle ou telle revue, mettre à la disposition d’unpublic un ensemble choisi de documents… tout cela c’est faire oeuvre d’éducation, car c’est toujours statuer, d’une manière ou d’une autre, sur ce que l’on croit nécessaire au développement de l’autre. De ce premier élément, dégageons donc un premier principe : chercher toujours l’éducateur dans une situation qui se veut éducative et si, l’on exerce ce rôle, le faire le plus lucidement possible.2) « L’éducation est une relation dissymétrique » : il y a, nous l’avons dit, un éducateur et un éduqué… Et c’est l’éducateur qui choisit ce qu’il considère être « bon » pour l’éduqué. L’éduqué, par définition, ne peut pas faire ce choix, car, s’il pouvait le faire, c’est que, précisément, il n’aurait pas besoin d’être éduqué. Que nous le voulions ou non, que nous en nourrissions ou nonquelqu’inutile culpabilité, nous choisissons toujours une multitude de choses pour celui et à la place de celui dont nous sommes chargés : les parents choisissent la langue que va parler leur enfant, les rituels sociaux auxquels il devra se soumettre ; les concepteurs de programmes scolaires et les enseignants choisissent les contenus culturels qu’il convient de transmettre aux élèves, les méthodes qu’ilfaut utiliser pour cela et qui sont toujours porteuses, implicitement ou explicitement, de représentations de l’homme, du savoir, de la société ; les formateurs choisissent toujours les supports qu’il vont utiliser, les modalités d’exposition des connaissances, les types de regroupements, etc. L’éducateur doit donc assumer délibérément une dissymétrie pédagogique radicale avec l’éduqué (le «pédagogue » est, précisément, celui qui choisit ce qu’il convient d’enseigner à l’autre), même si cette dissymétrie n’est pas toujours facilement compatible avec la symétrie affective inévitable entre deux personnes de chair et de sang (on ne suspend pas par décret la circulation des affects dans la relation éducative ainsi que le jeu des préférences ou des complicités interindividuelles). De ce…