Le moi
Thierry Simonelli
Le Moi chez Freud et chez Lacan
La notion de Moi est sujette à de nombreuses reformulations dans l’œuvre freudienne. J’essayerai de reconstruire, à l’aide des textes de Freud, une brève histoire du mouvement de la conception du Moi, avant d’aborder la conception du Moi, telle que la présuppose la lecture lacanienne de Freud. Je tenterai de montrer le problème auquel seheurte le freudisme de Lacan dans ce contexte et de souligner l’originalité de la pensée lacanienne par rapport à Freud.
D’après Freud, le Moi est un produit, un résultat de la conjonction de deux éléments différents. N’étant pas un fait originel chez l’être humain, il se constitue par la conjonction de l’auto-érotisme originel et d’une « action psychique nouvelle » qui, en même temps, constitue lacondition de possibilité du narcissisme (Sigmund Freud Studienausgabe, Band III [= SA III], 1972, Fischer Verlag, Stuttgart, p.44). Cette action nouvelle, qui s’ajoute à l’auto-érotisme, conduit à une unification des multiples pulsions (SA IX, p.377). Le Moi est le résultat de cette activité d’unification. Freud conçoit le Moi comme une intégration de plus en plus englobante de la multiplicité despulsions et des désirs psychiques dans l’unité de la personnalité (SA IX, p.74, note 1). Cette idée se trouve déjà dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique.
Le Moi de l’Esquisse est un agglomérat de neurones au niveau du système-y, investi de manière uniforme et continuelle par les quantités endogènes (« Entwurf einer wissenschaftlichen Psychologie » [= EwP], dans Aus den Anfängen derPsychoanalyse, 1962, Fischer Verlag, Francfort, p. 330). Le Moi se distingue des autres investissements dans y, inégaux et mobiles (ibid.), de par son investissement constant.
La fonction inhibitrice du Moi a deux caractéristiques opposées. D’un coté, elle permet d’éviter l’investissement complet de l’image mnésique dans l’hallucination. La fonction inhibitrice du Moi vise à éviter le déplaisirde l’insatisfaction à laquelle l’hallucination risque d’aboutir. Ce déplaisir est occasionné par le ratage de l’action spécifique, mais il peut aussi résulter de l’investissement d’une expérience douloureuse. De l’autre coté, le Moi constitue aussi la cause du refoulement originel, pour autant qu’il exclut les pulsions et les désirs qui lui sont radicalement hétérogènes. Il devient ainsi l’instancede censure des processus inconscients (SA II, p. 241).
Les deux aspects de la fonction inhibitrice font que l’unification du Moi la cause première du désordre et de la maladie : l’ordre et la morale, caractéristiques du précipité (« Niederschlag ») culturel dans le Moi, sont les forces proprement refoulantes qui causent la névrose écrit Freud à Fließ en janvier 1889 (Briefe an Fließ [= BaF],1986, Fischer Verlag, Francfort, p.171). L’idée que le Moi s’oppose au vœu inconscient trouve son expression la plus explicite dans la formulation de l’opposition de deux types de pulsions fondamentales : les pulsions sexuelles et les pulsions d’auto-conservation, ou pulsions du Moi (SA IV, p.43).
Mais, malgré l’opposition des pulsions et malgré la différence de leurs lieux psychiques – lalibido comme fluide de la pulsion sexuelle inconsciente et le Moi comme château fort des pulsions du Moi – Freud soutient que le Moi lui-même peut être investi par la libido. Le Moi n’est pas seulement le « réservoir » de la libido (SA IV, p.43), mais il est aussi le modèle et le point de départ de tout investissement libidinal de l’objet en général.
La différence de deux types d’amour, narcissiqueet anaclitique, semble cependant contraire à cette distinction des pulsions sur laquelle Freud insiste. La différence entre pulsion sexuelle et pulsion du Moi devient problématique dès lors que l’auto-érotisme montre que le corps lui-même constitue le premier objet sexuel en général. Selon Freud, l’investissement du corps ne peut cependant se concevoir que par un investissement parallèle du Moi…