L’art et l’homme
L’œuvre d’art délivre celui qui la crée, mais aussi ceux qui la contemplent de leurs tensions intérieures en leur permettant de les extérioriser. Telle un sismographe ultra-sensible, elle enregistre les désirs et les craintes, la façon de concevoir la vie et le monde, les émotions familières, et la façon d’y vibrer propre aux hommes d’une même foi, d’une même époque, d’un même groupe social,d’une même culture. En même temps, l’art est un des rares moyens dont dispose un individu pour rendre perceptible aux autres ce qui le différencie d’eux : le monde de rêves, de tourments ou d’obsessions dont il est seul à porter le poids. De chacun, alors, il exprime ce qu’on croyait inexprimable : son secret.
Mais l’œuvre d’art n’est pas un simple miroir passif, elle joue dans notre psychologieun rôle agissant. Les images créées par l’art remplissent dans notre vie deux rôles très différents et presque opposés : tantôt, elles y insinuent des manières de sentir et de penser, nous les imposent; tantôt, elles nous libèrent, au contraire, de certaines obsessions, de certaines forces qui travaillaient notre inconscient.
L’œuvre d’art, par ce qu’elle nous montre, par ce qu’elle nous suggèreainsi, introduit et développe en nous certains sentiments, certaines rêveries, certaines tendances. Leur pouvoir insinuant nous oblige à vivre en partie de la vie qu’y avait déposée leur créateur. Ce pouvoir n’a pas été sans être connu, plus ou moins intuitivement, par les meneurs de sociétés. Ils ont su en tirer parti. Citons un cas : les chefs d’État, férus d’autorité et de pouvoir personnel,ont favorisé d’instinct, et souvent suscité, les formes classiques de l’art. Charlemagne, Louis XIV et Napoléon, si différents qu’ils aient été et si diverses les circonstances parmi lesquelles ils se sont déployés, ont, avec une égale conviction, encouragé la renaissance des règles de l’art antique. Ils pressentaient qu’ils ne pouvaient de la sorte qu’inculquer insidieusement les habitudesrationnelles qui fondent cet art, donc donner un prix moral à l’organisation, à la discipline, à la volonté centralisatrice. Ils sentaient que la direction imprimée par eux à l’art pouvait contribuer à asseoir leur pouvoir sur les bases qu’ils entendaient établir. La contre-épreuve n’est pas moins vraie : l’opposition ne manqua pas, elle, de soutenir les mouvements opposés, ceux où se libérait uneexpression sans contrainte. C’est ainsi qu’en face de l’Empire, Mme de Staël lança la bombe du germanisme, qui allait contribuer à l’explosion romantique; son livre De l’Allemagne aida puissamment à faire passer l’art du néo-classicisme napoléonien aux hardiesses, aux libertés, aux effusions débridées de 1830.
Ainsi, l’œuvre d’art pétrit, modèle les cœurs et les esprits, les marque à son chiffre.Elle agit comme un condensateur de vie intérieure qui communique aux hommes sa charge. Mais il est tout aussi vrai d’énoncer qu’en même temps, par une action corollaire, elle les décharge de certaines tensions intérieures.
Tout homme porte en lui des tentations, des forces qui agitent les profondeurs de son âme. La psychanalyse a vulgarisé ce travail et montré comment notre pensée et notre volontéparviennent malaisément à les réprimer, parfois au prix de troubles psychiques […]. Or ces tendances qui cherchent à se satisfaire et que nos usages ou nos lois morales contrecarrent, que, parfois même simplement nos habitudes de penser empêchent par ignorance de s’épanouir, trouvent dans l’œuvre d’art une issue spontanée, imaginaire, d’ailleurs souvent confuse. L’artiste créateur se libère enles faisant passer dans son œuvre; le spectateur, en les assouvissant par l’image proposée à ses yeux. L’un et l’autre, au sens littéral, se trouvent « dépossédés ». Les psychologues modernes s’en sont aperçus, à un tel point qu’ils essaient parfois de libérer le névrosé, voire le criminel en instance, en leur proposant la déviation du dessin qui, tel un drain, permet l’épanchement des poussées…