La main de heidegger
La main de Heidegger[i]
(Geschlecht II)
Jacques Derrida
… le penser est l’agir en ce qu’il a de plus propre, si agir (handeln) signifie prêter la main (Hand) à l’essence de l’être, c’est-à-dire: préparer (bâtir) pour l’essence de l’être au milieu de l’étant le domaine où l’être se porte et porte son essence à la langue. La langue seule est ce qui nous donne voie et passage à toute volontéde penser.
HEIDEGGER, Questions IV, p. 146. (Je souligne.)
Ce qu’il y a de très beau, de si précieux dans cette toile, c’est la main. Une main sans déformations, à la structure particulière, et qui a l’air de parler, telle une langue de feu. Verte, comme la partie sombre d’une flamme, et qui porte en soi toutes les agitations de la vie. Une main pour caresser, et faire des gestes gracieux. Etqui vit comme une chose claire dans l’ombre rouge de la toile.
ARTAUD, Messages révolutionnaires.
La peinture de Maria Izquierdo, VIII, p. 254. (Je souligne.)
Je dois commencer par quelques précautions. Elles reviendront toutes à vous demander excuses et indulgence pour ce qui touche en particulier à la forme et au statut de cette «lecture», à toutes les présuppositions avec lesquelles jevous demande de compter. Je présuppose en effet la lecture d’un bref et modeste essai publié sous le titre Geschlecht I. Différence sexuelle, différence ontologique. Cet essai, publié et traduit il y a plus d’un an, amorçait un travail que j’ai repris seulement cette année au cours d’un séminaire que je donne à Paris sous le titre Nationalité et nationalisme philosophiques. Faute de temps, je nepeux reconstituer ni l’article introductif intitulé Geschlecht I, qui traitait du motif de la différence sexuelle dans un Cours à peu près contemporain de Sein und Zeit, ni tous les développements qui, dans mon séminaire sur Nationalité et nationalisme philosophiques, forment le paysage des réflexions que je vous présenterai aujourd’hui. Je m’efforcerai cependant de rendre la présentation de cesquelques réflexions, encore préliminaires, aussi intelligibles et aussi indépendantes que possible de ces contextes invisibles. Autre précaution, autre appel à votre indulgence: faute de temps, je ne présenterai qu’une partie ou plutôt plusieurs fragments, parfois un peu discontinus, du travail que je poursuis cette année au rythme lent d’un séminaire engagé dans une lecture difficile et que jevoudrais aussi minutieuse et prudente que possible de certains textes de Heidegger, notamment de Was heisst Denken? et surtout de la conférence sur Trakl dans Unterwegs zur Sprache.
I
Nous allons donc parler de Heidegger.
Nous allons aussi parler de la monstruosité.
Nous allons parler du mot «Geschlecht». Je ne le traduis pas pour l’instant. Sans doute ne le traduirai-je à aucun moment. Maisselon les contextes qui viennent le déterminer, ce mot peut se laisser traduire par sexe, race, espèce, genre, souche, famille, génération ou généalogie, communauté. Dans le séminaire sur Nationalité et nationalisme philosophiques, avant d’étudier certains textes de Marx, Quinet, Michelet, Tocqueville, Wittgenstein, Adorno, Hannah Arendt, nous avons rencontré le mot Geschlecht dans une toute premièreesquisse de lecture de Fichte: «… was an Geistigkeit und Freiheit dieser Geistigkeit glaubt, und die ewige Fortbildung dieser Geistigkeit durch Freiheit will, das, wo es auch geboren sey und in welcher Sprache es rede, ist unsers Geschlechts, es gehört uns an und es wird sich zu uns thun.» (Septième des Discours à la nation allemande [Reden an die Deutsche Nation].) La traduction française ometde traduire le mot Geschlecht, sans doute parce qu’elle fut faite à un moment, pendant ou peu de temps après la guerre, je pense, par S. Jankélévitch, et dans des conditions qui rendaient le mot de race particulièrement dangereux et d’ailleurs non pertinent pour traduire Fichte. Mais que veut dire Fichte quand il développe ainsi ce qu’il appelle alors son principe fondamental (Grundsatz), à…