La conscience et la vie
La conscience et la vie
Conférence Huxley 1, faite à l’Université de Birmingham,
le 29 mai 1911
Quand la conférence qu’on doit faire est dédiée à la mémoire d’un savant,
on peut se sentir gêné par l’obligation de traiter un sujet qui l’eût plus ou moins
intéressé. Je n’éprouve aucun embarras de ce genre devant le nom de Huxley.
La difficulté serait plutôt de trouver un problème qui eûtlaissé indifférent ce
grand esprit, un des plus vastes que l’Angleterre ait produits au cours du siècle
dernier. Il m’a paru toutefois que la triple question de la conscience, de la vie
et de leur rapport, avait dû s’imposer avec une force particulière à la réflexion
d’un naturaliste qui fut un philosophe ; et comme, pour ma part, je n’en
connais pas de plus importante, c’est celle-là que j’aichoisie.
Mais, au moment d’attaquer le problème, je n’ose trop compter sur l’appui
des systèmes philosophiques. Ce qui est troublant, angoissant, passionnantpour la plupart des hommes n’est pas toujours ce qui tient la première place
dans les spéculations des métaphysiciens. D’où venons-nous ? que sommesnous
? où allons-nous ? Voilà des questions vitales, devant lesquelles nous
nousplacerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les systèmes.
Mais, entre ces questions et nous, une philosophie trop systématique
interpose d’autres problèmes. « Avant de chercher la solution, dit-elle, ne fautil
pas savoir comment on la cherchera ? Étudiez le mécanisme de votre pensée,
discutez votre connaissance et critiquez votre critique : quand vous serez
assurés de la valeur del’instrument, vous verrez à vous en servir. » Hélas ! ce
moment ne viendra jamais. Je ne vois qu’un moyen de savoir jusqu’où l’on
peut aller : c’est de se mettre en route et de marcher. Si la connaissance que
nous cherchons est réellement instructive, si elle doit dilater notre pensée,
toute analyse préalable du mécanisme de la pensée ne pourrait que nous
montrer l’impossibilité d’aller aussiloin, puisque nous aurions étudié notre
pensée avant la dilatation qu’il s’agit d’obtenir d’elle. Une réflexion prématurée
de l’esprit sur lui-même le découragera d’avancer, alors qu’en avançant purement
et simplement il se fût rapproché du but et se fût aperçu, par surcroît,
que les obstacles signalés étaient pour la plupart des effets de mirage. Mais
supposons même que le métaphysicien nelâche pas ainsi la philosophie pour
la critique, la fin pour les moyens, la proie pour l’ombre. Trop souvent, quand
il arrive devant le problème de l’origine, de la nature et de la destinée de
l’homme, il passe outre pour se transporter à des questions qu’il juge plus
hautes et d’où la solution de celle-là dépendrait . il spécule sur l’existence en
général, sur le possible et sur le réel, surle temps et sur l’espace, Sur la spiritualité
et sur la matérialité ; puis il descend, de degré en degré, à la conscience
et à la vie, dont il voudrait pénétrer l’essence. Mais qui ne voit que ses spéculations
sont alors purement abstraites et qu’elles portent, non pas sur les choses
mêmes, mais sur l’idée trop simple qu’il se fait d’elles avant de les avoir
étudiées empiriquement ? On nes’expliquerait pas l’attachement de tel ou tel
philosophe à une méthode aussi étrange si elle n’avait le triple avantage de
flatter son amour-propre, de faciliter son travail, et de lui donner l’illusion de
la connaissance définitive. Comme elle le conduit à quelque théorie très générale,
à une idée à peu près vide, il pourra toujours, plus tard, placer rétrospectivement
dans l’idée tout ce quel’expérience aura enseigné de la chose : il
prétendra alors avoir anticipé sur l’expérience par la seule force du raisonnement,
avoir embrassé par avance dans une conception Plus vaste les conceptions
plus restreintes en effet, mais seules difficiles à former et seules utiles à
conserver, auxquelles on arrive par l’approfondissement des faits. Comme,
d’autre part, rien n’est plus aisé que…