La bruyere-gnathon
Jean de la Bruyère, « De l’homme », Les Caractères
Texte étudié :
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre1 de chaqueservice : il ne s’attache à aucun des mets, qu’il n’ait achevé d’essayer de tous ;il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d’ôterl’appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut3 et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ; il écure5 ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il setrouve, une manière d’établissement, et ne souffre pas d’être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambrelemeilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’ilrachèterait volontiers de l’extinction du genre humain.
Introduction
La remarque 121 de la section « De l’homme » des Caractères de La Bruyère (1688-1696) est un portrait. À travers le portrait de Gnathon, personnage glouton, qui poursuit en tout son intérêt personnel, le mora¬liste, fidèle à l’enseignement de saint Augustin, condamne l’égoïsme et l’amour-propre. Nous verrons dans unepremière partie comment il construit sa critique puis, dans un second temps, nous nous intéresserons à l’art du portrait, qui instruit plus et mieux que le sec et désincarné discours moral.
I) La critique anthropologique
Le portrait de Gnathon est un portrait à charge.
A. Le plaisir du corps
Le moraliste suggère en premier lieu que Gnathon ne recherche que des biensmatériels. Loin de toute quête spirituelle, il veut assouvir les besoins du corps. Cette critique se développe en deux temps. Tout d’abord, Gnathon, dont le nom, en grec, signifie « mâchoire », est glouton. La condamnation de sa gourmandise est à la fois quantitative et qualitative. D’une part, Gnathon est dans l’excès comme le montre la longueur des phrases et la répétition du verbe « manger » («les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes » (l. 8-9), « en mangeant » (1. 14), « il continue à manger » (l. 15). Les pluriels participent aussi du motif du trop plein (« viandes » (l. 7), « mains » (l. 7), « sauces » (l. 11). D’autre part, Gnathon mange non pas comme un homme, mais comme une bête. Le moraliste le peint comme impoli (« il se rend maître du plat » (l. 4) et sale,soulignant ce dernier trait d’une hyperbole (« 11 ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtan¬tes, capables d’ôter l’appétit aux plus affamés » (1. 9-10), avant de le compa¬rer à un chien de chasse se livrant à la curée (« démembre, déchire » (1. 8). La Bruyère développe ensuite un second thème qui retravaille la même idée : l’évocation de Gnathon en voyage montre qu’il ne s’intéresse qu’à…