Je ne sais ni lire ni écrire
Vénérable Maîtresse et vous toutes mes Sœurs (et mes Frères) en vos grades et qualité.
Je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler…
donnez moi la première lettre et je vous donnerai la suivante !
Ca remue là dedans, ça remue même beaucoup. J’entrevoie une petite lumière au loin, je ne suis pas capable de dire si elle avance ou si elle s’éloigne de moi. Au fond c’est plutôt moi quiglisse vers elle. J’entends des bruits confus et puis un cri, un cri perçant qui me retourne l’estomac. Un cri si fort qu’il me projette vers la lumière blanche à une vitesse impressionnante. Me voilà dehors. Je sens mon thorax se remplir d’un coup et je hurle. Me voilà au monde. Me voilà dans la lumière des néons, entourée de soins et d’amour. Je suis si petite, je ne sais pas même parler, justeexprimer mes sensations avec des cris.
Les années passent, je grandis. Me voilà entrain d’apprendre la vie : je tombe, me relève, retombe. Je ne sais ni lire, ni écrire, je ne sais qu’ânonner des mots, des phrases, des syllabes. Mes parents me donnent la première lettre et je donne la suivante.
Au fond que fait-on tout au long de notre vie à part épeler les choses, apprendre, acquérir dessavoirs qui se cumulent les uns aux autres, se transmettent aussi. Qui peut dire « je sais lire et écrire » avec aplomb ? Notre vie n’est qu’une permanente collections d’acquisitions que nous enrichissons sans cesse.
A mon tour j’ai eu des enfants qui ne savent ni lire ni écrire, à qui j’ai donné ma première lettre de maman , celle qui montre le chemin, ouvre la voie, guide. Celle qui forme etdéforme, se trompe, influence malencontreusement… car il n’est pas simple de montrer sans influencer, orienter vers nos propres regrets, nos propres manques. Plus tard, à l’adolescence, l’âge où ils croient savoir parfaitement lire et écrire et où ils n’ont plus besoin temporairement de mes premières lettres, j’ai cherché à modérer, avertir, mettre en garde… mais que peut une maman des années 60contre un jeune qui sait déjà tout ? Juste le laisser faire sa propre expérience.
Lors de l’initiation maçonnique, nous vivons une expérience similaire à celle de la naissance. Le passage sous la porte basse est bien le même que celui du passage hors utérus. A deux différences près : nous avons conscience de ce qui nous arrive mais aussi un bandeau sur les yeux. C’est lors de cette initiation quej’ai prononcé pour la première fois à voix haute « je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler… », médusée devant la seconde surveillante, tellement interloquée d’ailleurs que j’ai même du lui dire que j’avais 3 ans alors que j’en avais 42 à l’époque, c’est vous dire à quel point je n’avais pas toute ma tête… ! J’étais au tout début d’un chemin qui n’en finit pas, qui s’étire à perte de vue.Qui peut dire qu’il est arrivé un jour au bout de sa quête ? Quelle patience il faut…
Mais en fait, qu’est ce que cette phrase du rituel signifie ? l’apprentie n’a pas oublié brusquement ce qu’elle a appris à l’école ! Ce qu’elle ne connaît pas, ce sont une autre écriture et un autre langage, ceux des signes et des symboles qu’elle découvre dans le monde dans lequel elle vient de pénétrer.Pourquoi alors cette phrase et toute la mise en scène qui l’accompagne : chuchotement entre l’apprentie et la seconde surveillante, lettres épelées une à une, à une oreille puis à l’autre dans un mouvement de balancement du corps et en se tenant la main ?
Lire lettre après lettre, c’est saisir le balbutiement du langage.
Lire les mots, c’est s’enfermer dans la totalité d’une unité, sans avoirparcouru le chemin difficile de l’assemblage d’une lettre à l’autre, sans comprendre le cheminement secret du passage de l’une à l’autre qui mène à la création d’un sens utile à relation aux autres. Lire des phrases entières, c’est enfin accéder au sens de la communication, c’est recevoir ce qui vient du monde extérieur.
Écrire au contraire, c’est donner du sens à ce qui vient de soi. C’est…