Invention centralité et fin du travail.
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INVENTION, CENTRALITÉ ET FIN DU TRAVAIL
Michel Freyssenet CNRS Paris
Si l’on recourt volontiers en sciences sociales depuis quelque temps à l’expression “invention de…” pour signifier le caractère historique et localisé de la notion dont on parle, comme le marché ou le chômage, il peut paraître plus hasardeux de l’utiliser pour le travail, tant celui-ci nous paraît êtreconsubstantiel à la condition humaine. Et pourtant la question doit être examinée. Le travail et le domaine économique auquel on le rattache seraient définis et délimités, après élimination des particularités qu’ils présenteraient dans chacune des sociétés connues, par les activités contribuant à la reproduction matérielle de la vie humaine et sociale. Le travail serait ce moment qui permet à l’hommed’obtenir, directement ou indirectement à travers le troc ou un équivalent général, ce qui lui est nécessaire pour vivre dans la société où il se trouve. L’économie comme le travail existeraient en quelque sorte, indépendamment de tout rapport social pour l’organiser, puisqu’il serait susceptible de l’être par des rapports sociaux différents au cours de l’histoire, et au sein de chaque société. Lareproduction matérielle, étant perçue, par notre sens commun et par la pensée économique, qu’elle soit d’inspiration classique ou marxiste, comme le minimum indispensable à toute existence humaine, l’activité économique et le travail, et par là même les rapports sociaux qui leur sont attribués, se trouvent investis d’une prééminence sur toutes les autres activités et sur tous les autres rapports sociaux.Cette représentation de l’économique et du travail, de leur universalité et de leur importance en toute société à travers les rapports sociaux qui les auraient historiquement structurés, fait problème pour plusieurs raisons. 1
1 Cet article reprend et développe un ensemble de textes publiés depuis 1987: “Le concept de rapport social peut-il fonder une autre conception de l’objectivité et une autreconception du social” in Freyssenet, M., Magri S.(eds), Les rapports sociaux et leurs enjeux, CSU, Paris, volume 1, 1989, pp 923, et “Le rapport capital-travail et l’économique” in volume 2, 1990, pp 5-16. “L’invention du travail” in Futur Antérieur, 1993/2, pp 17-26. “Historicité et centralité” in Bidet J., Texier, J., La crise du Travail, PUF, Paris, 1995, pp 227-244. Freyssenet M., «Invention, centralité et fin du travail », CSU, Paris, 1999, 15 p. Version française initiale non écourtée de Freyssenet M., »Emergence, Centrality and End of Work”, Current Sociology, 1999, vol 47, n°2, pp 5-20. Édition électronique, freyssenet.com, 2006, 254 Ko.
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1. Le travail n’a pas toujours existé. Il a été inventé Deux arguments invitent à le penser: l’absence du terme et de la notion detravail dans de nombreuses sociétés, l’obligation d’admettre l’hypothèse de l’homo faber pour fonder en nature l’universalité du travail. 1.1. Seules nos sociétés distinguent le travail des autres activités L’enquête menée par Marie-Noëlle Chamoux1 sur les réalités recouvertes et sur les mots qui ont été traduits par le terme de travail dans de nombreuses sociétés ne manque pas d’être dérangeante pourune vision universaliste du travail. Soit le terme et la notion sont absents, soit ils sont éclatés entre plusieurs mots et réalités, soit leurs contraires ne sont ni le repos ni le loisir, soit ils englobent indissolublement et explicitement des actes magiques ou religieux, soit encore ils ne comprennent pas des activités pourtant nécessaires à la vie matérielle comme la chasse… La notion depeine que l’on retrouve en revanche dans de nombreuses sociétés ne présente, elle aussi, aucune homogénéité ni dans la définition ni dans les activités ainsi désignées. La catégorie de travail se révèle donc difficilement saisissable empiriquement. Marie-Noëlle Chamoux pose dès lors la question: peut-on dire que le travail existe quand il est ni pensé ni vécu comme tel? Les historiens et les…