Ingenu chaptre 3
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COMMENTAIRE D’UN EXTRAIT DU CHAPITRE 3 DE L’INGÉNU DE VOLTAIRE : LA CONVERSION DE L’INGÉNU
TEXTE : (…) Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L’Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir ; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût enBassseBretagne ; et il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate1 si jamais il rencontrait ces 5marauds-là. Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps ; il loua son zèle, mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L’Ingénu sut bientôt presque tout lelivre par cœur. Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent de consulter l’abbé de Saint10Yves qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du huron. Enfin la grâce opéra ; l’Ingénu promit de se faire chrétien ; il ne douta pas qu’il ne dût commencer par être circoncis : « Car, disait-il, je nevois pas dans le livre qu’on m’a fait lire un seul personnage qui ne l’ait été ; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce2 : le plus tôt c’est le mieux. » Il ne délibéra point. Il envoya chercher le chirurgien du village et le pria de lui faire 15l’opération, comptant réjouir infiniment mademoiselle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Lefrater3, qui n’avait point encore fait cette opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fît lui-même l’opération très maladroitement, et qu’il n’en résultât de tristes effets auxquels les dames s’intéressent toujours par bonté d’âme. 20 Le prieur redressa les idées du Huron ; il lui remontra que lacirconcision n’était plus de mode, que le baptême était beaucoup plus doux et plus salutaire, que la loi de grâce n’était pas comme la loi de rigueur4. L’Ingénu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur, ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent ; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait. 25 Il fallait auparavant se confesser5, etc’était là le plus difficile. L’Ingénu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donné. Il n’y trouvait pas qu’un seul apôtre se fût confessé, et cela le rendait très rétif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l’épître de saint Jacques le Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hérétiques6 : Confessez vos péchés les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa à unrécollet7. Quand il eut fini, il tira le récollet du confessionnal, et saisissant son 30homme d’un bras vigoureux, il se mit à sa place et le fit mettre à genoux devant lui : « Allons, mon ami, il est dit : Confessez-vous les uns aux autres ; je t’ai conté mes péchés, tu ne sortiras pas d’ici que tu ne m’aies conté les tiens. » En parlant ainsi, il appuyait son large genou contre la poitrine deson adverse partie. Le récollet pousse des hurlements qui font retentir l’église. On accourt au bruit, on voit le catéchumène8 qui gourmait9 le moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser un Bas35breton huron et anglais était si grande qu’on passa par-dessus ces singularités. Il y eut même beaucoup de théologiens qui pensèrent que la confession n’était pas nécessaire, puisque lebaptême tenait lieu de tout. NOTES EXPLICATIVES : 1. Caïphe, grand prêtre juif, et Pilate, préfet romain de Judée, condamnèrent Jésus. 2. Repli de la peau recouvrant le gland de la verge, que l’on supprime lors du rite juif et musulman de la circoncision. La circoncision est pratiquée essentiellement par les Juifs et constitue un rite très important qui rappelle le symbole de l’alliance de Dieu…