Fiche de lecture
« Les Ponts », du recueil des Illuminations, est précédé de « Ouvriers » et suivi de « Ville ». C’est un poème qui tire sa modernité d’une réalité connue du lecteur contemporain, la ville. Déjà Baudelaire avait fait entrer en poésie les grandes cités de cette ère nouvelle industrielle et on les retrouve dans les « Tableaux parisiens » des Fleurs du mal. Il s’y était montré plus rêveur que peintre etdessinateur. Rimbaud va quant à lui nous brosser de véritables tableaux, échafauder des architectures concrètes, relevant avant l’heure d’un impressionnisme ou d’un cubisme. Les Ponts de Rimbaud sont une réussite du poète peintre ou architecte. Le titre est déjà révélateur, formé d’un substantif et d’un article défini. L’article les permet au poète de feindre de se référer à une réalité pour engloberavec le pluriel la généralisation d’une nouvelle réalité. Dans le poème Rimbaud nous révèle toute l’étendue de sa palette, des phrases nominales, courtes, des petites touches qui se succèdent en rompant brutalement avec ce qui précède. Cette technique invite le lecteur à prendre du recul par rapport à ce qui est dit et obtenir par suggestion, une interprétation. Dès le début on a une visiond’ensemble, la grisaille d’un paysage urbain avec des reflets lumineux comme dans un kaléidoscope. Le pluriel repris devant ciel renvoie à la multitude, à la peinture impressionniste qui s’attache à rendre les effets chatoyants et changeants dans une sorte de métamorphose féerique. Étymologiquement Le pont est un ouvrage, un lien qui relie deux réalités séparées mais qui symbolise également peut-êtreun entre-deux entre une vision ordonnée et une vision chaotique de la réalité, ou peut être un entre-deux entre le réel et l’abstrait, ou, en d’autres termes, entre l’immanence et la transcendance.
1-Un tableau impressionnisme et symbolisme
Le regard du peintre
Dans « Les Ponts » Rimbaud use de termes relevant du registre pictural donnant au lecteur l’impression qu’il assiste à la description d’untableau, un bizarre dessin de ponts, composé d’un enchevêtrement de figures géométriques faites de croisements de lignes courbes, de droites obliques. Mais cette apparente multiplication de formes qui confine au vertige se révèle être un artifice. Ici les verticales, les horizontales, les diagonales, les courbes se mêlent construisant une réalité qui combinent les points de vue ou les angles devision comme le feront plus tard les cubistes. En haut du tableau, des ciels gris de cristal et en bas, un paysage plus écrasé, aplati, l’eau grise et bleue, large comme un bras de mer. Les figures intercalées prennent alors une allure fantastique comme dans un tableau surréaliste. Se succèdent différents plans, un premier plan de ponts droits, un second de ponts courbes, ou rendus courbes par deseffets de perspective. Les canaux suggèrent des lignes de fuite confirmant la perspective et donnant l’impression d’un regard porté depuis une position haute, créant ainsi dans le tableau des effets de profondeur. A la façon du cubisme, le regard du peintre prend la forme d’un rayon lumineux qui explorent les différentes facettes du cristal. La seule forme qui ne subit aucune diffraction, c’est laveste rouge, qui rappelle le garçon au gilet rouge de Cézanne, un jeune italien au costume folklorique (1890), point de départ d’une phrase interrogative qui nous rappelle qu’à l’oeil du peintre se superpose celui du poète.
l’œil du poète
Le lecteur suit la description dans une sorte de confusion, un vertige de sens. Tout dérive ou s’échappe pour laisser le lecteur dans une interprétationincertaine. Le poète dirige le regard dans le tableau, mais à peine a-t-il découvert le cadre que Rimbaud multiplie les époques, les modes vestimentaires, les sonorités comme pour perdre son lecteur. De quelle ville s’agit-il, Londres ? Paris ? Venise ? est-ce une ville médiévale avec les masures sur les ponts, ou une ville italienne ? On assiste à une parade, on y joue de la musique mais quelle…