F. nietzsche, humain, trop humain le libre arbitre

août 29, 2018 Non Par admin

Descartes ne donne pas de preuve de la liberté. Selon lui, elle se passe de preuve, elle est un fait d’expérience: «La liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons» (Principes de la philosophie, I, 39). Mais ce sentiment de notre liberté suffit-il? Eprouver n’est pas prouver. Le sentiment est trompeur. Par exemple, le sentiment d’évidence n’est pas unindice infaillible de la vérité. L’expérience est sujette à des illusions: j’éprouve qu’une rame plongée dans l’eau est brisée, alors qu’en réalité elle est bien droite. Ce sentiment que nous éprouvons de notre liberté pourrait donc n’être qu’une illusion. En effet, Lafcadio se croit libre. Mais qu’en sait-il? Il croit n’être déterminé par aucun motif. De plus, au moment d’agir, dansl’hésitation, c’est un détail qui le décide. « Si je puis compter jusqu’à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. » A « dix », il voit un feu…(les Caves du Vatican, V, 1, p. 195). Mais est-il impossible qu’il soit en réalité déterminé à son insu? Il agit pour se prouver sa liberté. N’est-ce pas déjà un motif?
Les partisans du libre arbitre placent la volonté aufondement de la liberté. Pourquoi est-ce que j’agis? Selon eux, c’est parce que je le veux. Mais pourquoi est-ce que je le veux? Ma volonté pourrait être déterminée sans que je m’en aperçoive. Pourquoi est-ce que je choisis telle action plutôt qu’une autre? Ne serait-ce pas à cause d’influences que je reçois? Je pourrais être déterminé à mon insu par mes gènes, mon corps, ou mon appartenance à telmilieu social.

En contemplant une chute d’eau, nous croyons voir dans les innombrables ondulations, serpentements, brisements des vagues, liberté de la volonté et caprice; mais tout est nécessité, chaque mouvement peut se calculer mathématiquement. Il en est de même pour les actions humaines; on devrait pouvoir calculer d’avance chaque action, si l’on était omniscient, et de même chaque progrèsde la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté. L’homme agissant lui-même est, il est vrai, dans l’illusion du libre arbitre; si à un instant la roue du monde s’arrêtait et qu’il y eût là une intelligence calculatrice omnisciente pour mettre à profit cette pause, elle pourrait continuer à calculer l’avenir de chaque être jusqu’aux temps les plus éloignés et marquer chaque trace où cette rouepassera désormais. L’illusion sur soi-même de l’homme agissant, la conviction de son libre arbitre, appartient également à ce mécanisme, qui est objet de calcul.

(F. NIETZSCHE, Humain, trop humain, II, 106). Un autre texte de Nietzsche sur le même sujet.

La plupart des hommes se pensent libres parce qu’ils croient faire l’expérience de leur libre arbitre. Mais le sentiment de cette liberté,selon Nietzsche, n’est qu’une illusion. L’homme n’échappe pas au déterminisme universel, il ne fait pas exception. Il n’est pas plus libre que les phénomènes naturels, mais son action obéit à une nécessité aveugle; dès lors, elle est prévisible.

1. «Tout, dans la nature, obéit à des lois» (Kant, Logique, introduction)
Nietzsche établit d’abord le déterminisme dans le domaine des faitsnaturels. Il choisit l’exemple d’un phénomène ordinaire: une chute d’eau. D’un point de vue désintéressé — celui d’un promeneur ou d’un artiste, dont le but n’est pas de maîtriser la nature, mais simplement d’en contempler le spectacle, toute connaissance scientifique mise entre parenthèses –, la cascade apparaît comme un mouvement libre. Il ne semble obéir à aucune loi. C’est aussi le point de vue,selon Nietzsche, de la «pensée archaïque» — la façon de penser des premiers hommes, la pensée préscientifique (Humain, trop humain, III, 111): l’idée que la nature obéit à des lois immuables n’apparaît pas d’emblée à l’humanité, qui la considère plutôt peuplée d’esprits capricieux aux actions arbitraires. Le caractère «innombrable» des gouttes d’eau qui la composent rend impossible la prévision…