Dissertation sur la goutte d’or
L’histoire d’Idriss est celle d’un voyage : un déplacement concret qui lui fait traverser le désert, l’Algérie, la Méditerranée, la France avant qu’il n’arrive à Paris, le terme de ce voyage. C’est aussi un itinéraire symbolique qui lui fait découvrir les méandres de sa personnalité, au travers de rencontres et d’expériences plus ou moins cocasses. Enfin, c’est une invitation pour le lecteur à undépaysement intellectuel où se croisent des mondes culturels radicalement différents. À tous égards, La Goutte d’or est un roman qui invite à s’échapper. Parmi les rencontres importantes d’Idriss au cours de son périple, figure celle du jeune orfèvre algérien qu’il croise sur le car-ferry Tipasa. Le jeune homme lui prodigue de nombreux conseils et lui révèle l’un des secrets de sa goutte d’or.Or, parmi les vérités qu’il lui divulgue, l’orfèvre déclare : « Le drame, vois-tu, c’est que beaucoup d’entre nous ne peuvent ni vivre dans leur patrie, ni à l’étranger. » Quelle signification ces paroles revêtent-elles dans La Goutte d’or. Que cachent les mots « drame », « patrie » et « étranger » ? À dire vrai, cette déclaration riche de sens permet de s’interroger sur une notion sous-jacente dansle roman, celle de l’exil. Après avoir analysé en quoi Idriss est un apatride, nous verrons quel portrait est fait des étrangers en France. Nous étudierons enfin la capacité d’Idriss à s’intégrer à la culture française de manière à être un peu moins étranger.
Nous pouvons donc nous demander dans quelle mesure Idriss est ou pas sans patrie.
Lorsque s’ouvre le récit, en effet, Idriss estprésenté comme un oasien qui vit comme coupé du monde, loin de toute civilisation. Le personnage est d’emblée présenté comme un exilé, à l’intérieur même de son clan. Occupé à garder son cheptel, il ne connaît de la ville et du monde lointain que ce que l’oncle Mogadem a laissé échapper de ses souvenirs militaires : « Mais tu vois, cette photo, elle a toute une histoire. Une histoire tragique. Écoute unpeu ça. Nous étions au repos dans un village près de Cassino », raconte l’ancien soldat (p. 55). Sa vision de l’Occident est donc nourrie de souvenirs, de fantasmes plus ou moins dramatiques, à l’image de Paris, la ville lumière que lui présente Mustapha, le photographe d’Oran. Parce qu’il vit dans un oasis, le héros est comme isolé : cet espace géographique est en effet un lieu « à part », dansle désert, et à plus vaste échelle, dans le monde. Idriss ne se considère pas comme un Algérien, bien que l’oasis de Tabelbala se situe sur la carte de ce pays. Sa terre, c’est le Sahara, c’est-à-dire une immensité que Michel Tournier présente comme un lieu d’exil, une terre poétique en somme.
Outre son origine géographique qui le place dans une terre éloignée de toute civilisation, Idriss estprésenté comme un personnage sur le départ. Son désir d’exil est expliqué par la vieille Kuka qui décrit comme une fatalité ce besoin de fuir l’oasis : « Oui, mais dès l’âge de six ans, insista Kuka, il jouait au camion avec un bidon de pétrole équipé de quatre roues de poterie et d’une roue de secours. Qu’est-ce que ça voulait dire ? » (page 24). Idriss semble prédestiné à un long voyage et lui-mêmeest désireux de découvrir le monde dès lors qu’on lui a pris son image. Le point de départ du roman, la photographie prise par la touriste française, ouvre sur les désirs inconscients du héros de quitter sa terre natale. Lorsqu’enfin l’occasion lui est offerte de quitter Tabelbala, Idriss s’aperçoit qu’il est un nomade en puissance. Salah Brahim l’assimile même à la figure du rusé Toubou qui, untemps, l’accompagne dans son voyage avant de les détrousser : « Sans doute le jeune garçon était innocent de toute cette journée exécrable, mais Salah Brahim l’avait ramassé au bord de la route, comme il devait plus tard ramasser le Toubou, et cela créait une certaine affinité entre le Toubou et lui. » (page 71). Bien qu’ancré dans une culture ancestrale qui ne le quittera pas tout au long du…