Diderot

septembre 16, 2018 Non Par admin

QU’IL fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur lebanc d’Argenson. Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie. J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivrela première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, dans l’allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, àl’oeil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. Si le temps est trop froidou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence, là je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Parisoù l’on joue le mieux à ce jeu ; c’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot ; qu’on voit les coups les plus surprenants et qu’onentend les plus mauvais propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs comme Légal, on peut être aussi un grand joueur d’échecs et un sot comme Foubertet Mayot. Un après-dîner, j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu et écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de cepays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soientbien étrangement brouillées dans sa tête, car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises sans pudeur. […]