Denis diderot – paradoxe sur le comédien
Paradoxe sur le comédien
_ De _Denis Diderot
Diderot (1713-1784), écrivain polygraphe français, considéré par son époque comme un grand philosophe. Il fonde la critique d’art à partir des salons. Il renouvelle le genre du roman avec Jacques le Fataliste. Il clarifie aussi le rapport entre science et métaphysique mais il est surtout reconnu grâce à l’_Encyclopédie_. Par ailleurs, Il définitune nouvelle esthétique dramatique à travers le Paradoxe sur le comédien dont nous allons nous attacher. Le Paradoxe sur le comédien est un ouvrage posthume qui a sans doute été rédigé entre 1769 et 1780 et qui a peut-être été modifié ou rectifié, voire remanié, par l’éditeur Naigeon. Conçu sous la forme d’un dialogue théâtral ou mondain mais avec un intermède consistant en un soliloque, commenous le verrons cette œuvre est dominée par le mode argumentatif et il emprunte beaucoup au code rhétorique; des deux interlocuteurs, c’est celui qui est identifié comme étant le premier qui argumente le plus et qui semble mener le jeu et remporter cette joute oratoire. Des éléments semblent indiquer que le premier interlocuteur soit Diderot. On pourrait ainsi se demander : Comment se définit ungrand comédien ? Quelle est cette dimension paradoxale ? Le théâtre est-il représentatif de la société ? Nous tacherons de répondre à ses questions à travers une lecture thématique qui dans un premier temps traitera de la question de la sensibilité, dans un second temps, les éléments qui font un grand comédien et une dénonciation de cette profession et en dernier lieu, le théâtre face à la société.Grossièrement, Le Paradoxe a pour objet la manière de jouer du comédien. Il concerne donc davantage la mise en scène, le spectacle, que le texte théâtral lui-même; mais il présuppose aussi une réflexion sur la représentation entendue comme imitation et comme présentation, comme répétition et distanciation; réflexion qui pourrait nous ramener à des concepts platoniciens ou même aristotélicien. Endéfinitive, on pourrait résumer cela en une règle : « Pour imiter la nature, la sensibilité ne sert à rien; moins l’acteur est sensible, plus le spectateur l’est ». C’est donc dire en quelque sorte que la catharsis passe par une mise à distance du pathos.
Il faut donc au comédien en action plus d’imagination que de sensibilité, plus de raison que de passion : «C’est l’extrême sensibilité quifait les acteurs médiocres; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes» car le comédien sensible ne pourra seulement excellée que dans une partie de son rôle du fait qu’il s’attache à ses passions intérieurs. Mais sentir et non pas croire sentir, comme les acteurs médiocres ou novices n’est pasêtre sensible : être sensible est affaire d’âme (et donc de sentiment, de sensibilité), sentir est affaire de jugement; avec le jugement vient le talent, c’est-à-dire l’art de tout imiter. Le comédien qui est sensible ne peut jouer deux fois le même rôle avec la même chaleur et le même succès; alors que le comédien de talent le peut, parce qu’il est un «imitateur attentif et réfléchi»; c’est unobservateur qui finit par être le «copiste rigoureux de lui-même». C’est un comédien «qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire» : cela lui permettra de dominer «le délire de l’enthousiasme» par le sang-froid.
L’homme sensible sert de modèle au grand comédien qui l’observe ; la sensibilité est donc une notionqui ne touche pas le comédien mais dont il se sert pour créer une « mimésis » de cette idée. Non pas, par exemple, un avare mais l’idée d’un avare. Le modèle n’est finalement qu’une copie de l’idéal; nous avons ainsi un concept platonicien du comédien, la sensibilité n’étant qu’un obstacle à son jeu parce qu’elle est «cette disposition compagne de la faiblesse des organes». Ce n’est pas la…