Cantique du rhône (paul claudel)

décembre 24, 2018 Non Par admin

Qu’il est beau, le navire noir que le vent et cette brise même sur mon visage
Amène tout droit en quelques instants du fond de la mer,
Quand il laisse tomber son antenne, et tourne, etse couche sur le côté !
Qu’ils sont beaux, les pieds de celui qui à travers l’immense plage de sable éblouissant,
Se met en devoir d’atteindre la patrie,
Les pieds de celui qui annoncela victoire !
Il vole sur ses pieds ailés, chassant la terre d’un orteil impétueux,
Et les vierges qui le regardent du haut de la colline voient deux nuages de poussière tour à tours’élever sous ses sandales !
Et qu’il est beau le fiancé, quand enfin, à ce tournant du Rhône,
Il apparaît, le premier parmi la troupe équestre de ses frères,
Lui entre tous les jeunesgens de son âge le plus grand et le plus beau, vêtu d’armes qui jettent l’éclair !
Ah, qu’il la prenne déracinée et perdant l’âme entre ses bras,
Comme une grande urne pleine d’un vinsans prix que l’on met debout sur la table d’un dieu, oscillant sur sa pointe aiguë !
Car à quoi sert d’être une femme sinon pour être cueillie ?
Et cette rose sinon pour être dévorée ? Etd’être jamais née
Sinon pour être à un autre et la proie d’un puissant lion ?
Ah, qu’il me prenne sur son cœur et jamais ses bras ne me paraîtront trop durs,
Et qu’il me tue s’ilveut pourvu qu’il ne me laisse poin, échapper !
Que d’autres louent la rose et moi je louerai l’homme libre, imprenable, inattendu,
Le mâle, le maître, le premier, l’animateur.L’homme qui a reçu de Dieu même origine et ne relève que de lui seul !
Et le bonheur est une forte prison. Mais à quoi serviraient la coupe close de ce lac enchanté et les rets de cette nuitd’amour où le pas du soleil même prêt à revenir hésite,
S’il n’y avait le Rhône, je le sais, pour nous en faire sortir et les sonnantes eaux de ce fleuve armé qu’aucun rivage ne captive !…