L’imagination détourne-t-elle de l’action ?
L’imagination détourne-t-elle de l’action ? Lorsqu’on évoque un esprit rêveur, une imagination prompte à s’enflammer, on entend généralement par là une propension à s’évader de la réalité immédiate et pesante pour se réfugier dans un monde peuplé d’images et de récits réconfortants car accordés aux désirs de cette rêverie (exemples multiples, certains déjà évoqués : Rousseau écrivant son romanépistolaire, La Nouvelle Héloïse, pour « inventer des êtres selon mon cœur », ou se remémorant en imagination des moments de bonheur passé dans les Rêveries du promeneur solitaire ; Peter Ibbetson de G. du Maurier, récit d’un amour exalté vécu seulement dans un rêve partagé qui vient recouvrir et abolir imaginairement le réel le plus cruel …). Insister sur cette dimension imaginaire oufantasmatique, c’est mettre en avant une logique de substitution dont on pourra dire qu’elle « déréalise » les choses en faisant prévaloir un « principe de plaisir » (cf. à cet égard l’affrontement thématisé par Freud entre plaisir et réalité, ce qui recoupe une distinction plus ancienne entre désir et ordre du monde). En ce sens, l’imagination se présente plutôt comme un recours face à la dureté du mondeextérieur, une forme d’esquive, ou encore une orientation alternative à celle qui consiste à s’engager de manière ferme et décidée dans ce monde, à y agir pleinement et résolument en refusant de se refermer sur soi et sur son « monde intérieur » (cf. également la distinction métaphorisée entre « acteur » et « spectateur ») – [se reporter sur ce point au document joint ci-dessous en annexe, dont onpeut réutiliser et combiner autrement certains éléments applicables au rapport imagination-action]. C’est pourquoi on a volontiers tendance à opposer les adjectifs « imaginaire » et « réel », comme l’indique le sens ordinaire de ces termes qui insiste sur leur nette divergence ou exclusion réciproque. On peut pourtant se demander s’il faut s’en tenir à cette opposition qui vise à identifier, au moinstendanciellement, des modes alternatifs de rapport au monde : vivre pour l’essentiel dans ses rêves en se détournant d’un monde perçu comme hostile, ou vouloir agir le plus efficacement possible en évitant de se « raconter des histoires » ? Le tableau est-il aussi tranché que le laisse entendre cette distinction commune, même si elle a incontestablement une relative pertinence ? Plus précisément: si imaginaire et réel s’opposent comme deux adjectifs qualifiant un rapport alternatif au monde, cela implique-t-il que l’imagination soit entièrement du côté de l’imaginaire pris en ce sens, qu’elle se ramène à une activité de l’esprit dont on peut reconnaître les ressources poétiques et même une certaine nécessité vitale (cf. W. Blake), mais qu’il faudrait soigneusement distinguer de lacapacité à agir véritablement, sans chercher à esquiver la dureté de la tâche ? Il semble bien que ce partage binaire soit d’emblée très réducteur et que, si distinction voire séparation il y a, elle traverse plutôt l’imagination selon différentes modalités qu’on peut alors chercher à mieux préciser. Comment distinguer une imagination rêveuse d’une imagination active soucieuse de se confrontereffectivement au monde (dont elle provient) et d’y inscrire sa marque aussi efficacement que possible ? Et cette expression : une « imagination active », n’est-elle qu’un oxymore sans consistance autre que verbale, ou recouvre-t-elle une réalité identifiable qui permette d’en articuler les deux dimensions ? Quels sont alors les éléments d’une telle imagination si elle ne se ramène pas aux mots, images etrécits dont l’imagination plutôt rêveuse est essentiellement constituée ?
I Imaginaire et réel : deux rapports au monde pas nécessairement exclusifs a) une opposition pertinente, mais de portée limitée : monde imaginaire, accordé à des rêveries, des projections fantasmatiques (désirs, peurs, …), et monde réel qui vient souvent démentir ce « jeu » plus ou moins contrôlé d’images et de récits…