Les essais de montaigne
Or je trouve, pour en revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de
barbare et de sauvage en ce peuple, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon
que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas conforme à sesusages; à
vrai dire, il semble que nous n’ayons d’autres critères de la vérité et de la
raison l’exemple et l’idée des opinions et des usages du pays où nous
sommes. Là est toujours la parfaitereligion, le parfait gouvernement, la
façon parfaite et accomplie de se comporter en toutes choses. Ils sont
sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits de la nature,
d’elle-même et deson propre mouvement, a produits: tandis qu’à la
vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés
de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. […]Ils ont leurs guerres contre les peuples qui sont au-delà de leurs
montagnes, plus avant dans la terre ferme, guerres au cours desquelles
ils combattent tout nus, n’ayant d’autres armes que desarcs ou des
épées de bois, effilées par un bout, à la façon des lames taillées de nos
épieux. C’est une chose étonnante que la vigueur de leurs combats, qui
ne finissent jamais que par la mort etl’effusion de sang; car, pour la
déroute et l’effroi ils ne savent ce que c’est. Chacun rapporte comme
trophée personnel la tête de l’ennemi qu’il a tué et l’attache à l’entrée
de son logis.Après avoir, pendant une longue période, bien traité leurs
prisonniers, et leur avoir offert toutes les commodités qu’ils peuvent
imaginer, celui qui en est le maître fait une grande assemblée desgens
qu’il connait; il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le
bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d’être
attaqué par lui, et il donne au plus cher deses amis l’autre bras à tenir
de même; et tous les deux, en présence de toute l’assemblée,
l’assoment à coups d’épées. Cela fait, ils le font rôtir et en mangent en
commun et ils envoient des…