L’avarice, fleau social
L’avarice, fléau social ? L’exemple d’Harpagon
I. L’avare, un personnage asocial à plus d’un titre :
a) Délitement des liens familiaux : les exemples abondent : l’argent n’est pas pour Harpagon un moyen de parfaire les liens familiaux en assurant l’avenir d’une descendance. Or la cellule domestique est la base de la classe sociale que constitue la bourgeoisie.
b) Délitementdes liens sociaux : l’obsession du complot : tout son entourage, et tous les étrangers en veut à son argent – le geste par lequel il saisit son propre bras condense cette paranoïa aigüe.
c) Prive la société des bienfaits potentiels de la circulation d’argent. Les prêts qu’il consent dans son activité d’usurier sont manifestement des prêts d’urgence, et encore, sur gages, et non desinvestissements commerciaux : on ne peut porter cette activité à son crédit.
[Transition : Cette dernière analyse n’est valable que dans une économie moderne, où l’argent doit circuler. Il existe des économies, essentiellement agraires, où cette circulation n’est pas une nécessité. Il importe donc d’interroger les structures socio-économiques du « Grand siècle ». Une telle enquête permettra de préciserune éventuelle relation entre l’apport didactique général de cette comédie et la conjoncture économique particulière aux années 1660-70. ]
II. L’Avare dans le contexte politico-économique du « grand siècle » :
a. L’avare – tyran, une caricature de la monarchie absolue ?
Pour servir son avarice, Harpagon devient un tyran qui restreint la libre circulation des biens et des valeurs…Certains critiques, suivant les principes de la sociocritique, ont mis cette donnée en parallèle avec les débuts de la monarchie absolue. Ils tentent de lire L’Avare comme une critique de l’absolutisme. L’équation qu’ils posent : « Famille = royaume, despotisme familial = absolutisme monarchique » paraît aussi séduisante que réductrice. Elle mérite donc d’être au moins discutée.
b. L’avare – prêteur,un obstacle réel à la modernisation de l’économie :
A première vue, l’hypothèse d’une comédie « anti-absolutiste » semble contradictoire. Comment voir en Molière, aimé et protégé du roi, un critique de la monarchie absolue ? La sociocritique répondrait : ce n’est pas Molière qui écrit[1], c’est sa classe sociale, la bourgeoisie, qui s’exprime par son intermédiaire et quasiment à son insu[2].D’ailleurs, ajouterait-elle, ce message critique n’est pas perceptible en première lecture : la comédie de caractère et d’intrigue s’interpose comme un écran, fait diversion. Ce premier constat nous autorise à restreindre au domaine socio-économique l’hypothèse que nous devons discuter : L’Avare ne serait pas une critique de la monarchie absolue en soi, mais de son action à l’égard de labourgeoisie.
Or encore faut-il savoir quelle fraction de la bourgeoisie, classe protéiforme et en constante évolution au XVIIe siècle, s’exprime par le truchement de Molière. Encore faut-il savoir également quel aspect de la politique économique de Colbert, maître d’œuvre de l’absolutisme de Louis XIV, est ici visé. Or cette politique, que l’on pourrait définir par l’oxymore « libéralismeautoritariste », n’est pas sans paradoxes.
Un point est clair cependant : le mercantilisme colbertien, comme son nom l’indique, ne peut que favoriser les entreprises de la bourgeoisie artisanale et marchande[3] – et c’est de cette branche de la bourgeoisie qu’est issu Molière[4].
L’Avare n’est donc pas une critique de la politique économique de Louis XIV. En tournant en dérision les adorateursde l’argent dormant, la comédie de Molière irait plutôt dans le sens du mercantilisme colbertien. Mieux, en étendant sa satire de la thésaurisation aux prêteurs sur gage, la pièce soutient nettement le mercantilisme[5] qui veut faire circuler la monnaie non dans les aller-retour stériles du créditeur au débiteur, mais dans de vrais circuits ouverts sur des réalisations aussi rentables que…