Bibliothècaire
PRATIQUES N° 119/120, Décembre 2003
LE PROBLÈME DU POINT DE VUE DANS LE TEXTE DE THÉÂTRE Alain RABATEL
IUFM de Lyon, ICAR, Université Lyon 2, UMR CNRS 6175
Existe-t-il un point de vue dans les textes théâtraux ? La réponse dépend de ce qu’on entend par point de vue (désormais PDV), notion qui renvoie, dans le langage courant, à l’expression d’une opinion ou d’une perception et qui apparaîtdans des contextes – argumentatif ou narratif – que les sciences du langage ont tendance à opposer. Si l’on interprète le PDV au sens d’opinion, de représentation personnelle ou doxique susceptible de faire se mouvoir les individus (Nonnon 1999) ou (de chaîne) d’argument(s), comme il en existe dans les interactions verbales argumentatives, alors la réponse est oui, massivement. Si en revanchel’on restreint le PDV à un phénomène narratif, à l’instar des « focalisations » (Genette 1972, 1983), la réponse est nettement moins assurée : d’abord parce que la focalisation externe n’a aucun fondement linguistique (Rabatel 1997a, b), ensuite parce que la focalisation zéro y apparaît très problématique, dans la mesure où le texte théâtral se caractérise par l’absence de narrateur primaire (1). Ensorte que la seule instance disponible pour un PDV est le person nage. Encore faut-il préciser que nombre d’exemples de PDV du personnage relèvent de contextes narratifs à la troisième personne (Banfield 1995, Rabatel 1998), alors que les tours de parole des personnages renvoient à l’énonciation personnelle, ce qui limite énormément les PDV hétérodiégétiques, le texte de théâtre reposant rarementsur le plan d’énonciation historique, sauf dans quelques monologues narratifs. Reste donc une focalisation interne à la première per sonne, ce qui semble restreindre la portée du phénomène. Ces deux réponses contrastées invitent à revenir sur la définition du PDV. On le fera à partir de sa nature radicalement polyphonique, permettant au locuteur d’ex primer son PDV, ou de se positionner face auxPDV de ses interlocuteurs ou des tiers délocutés, tels qu’il les reconstruit dans son propre discours ; en tentant de
(1) Rappelons que Genette donne trois acceptions distinctes de la notion, comme absence de focalisation (= absence de PDV du narrateur), comme PDV du narrateur, ou comme PDV omniscient résultant de la somme de toutes les autres focalisations : cf. Rabatel 1997 : 62-68. Sur le fond,on n’aura toutefois garde d’oublier que le personnage peut produire des récits seconds…
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saisir les relations entre PDV argumentatif et PDV narratif (2). Notre thèse est que le PDV, dont les énoncés en apparence les plus anodins ont, du fait de leur dialo gisme, une valeur argumentative directe ou indirecte, enrichit l’analyse interactionnelle, en donnant une incarnation linguistiqueaux dimensions psychologique, idéologique ou sociologique des personnages construites par l’interaction même. Autrement dit, le PDV aide à l’interprétation du texte théâtral par le biais de l’enrichissement énonciatif de la dimension interactionnelle (3).
1. CADRE THÉORIQUE 1.1. Point de vue et polyphonie
Le PDV sera ici défini d’une manière suffisamment générale pour pouvoir rendre compte de laconstruction d’un PDV indépendamment du fait que ce PDV ap paraisse en contexte narratif ou dans un autre contexte, argumentatif, informatif, etc., comme indépendamment des plans d’énonciation choisis. On nommera PDV tout ce qui, dans la référenciation des objets (du discours) révèle, d’un point de vue cognitif, une source énonciative particulière (locuteur/énonciateur ou énonciateur, cf. infra,1.2.) et dénote, directement ou indirectement, ses jugements sur les référents – d’où l’importance des dimensions axiologiques et affectives du PDV. Si les points de vue sur les référents sont sensibles à travers les dimensions cognitives, axiologiques et affectives qui émergent à propos de la référenciation, alors il n’y a nulle raison, sur le plan théorique, pour limiter la problématique du…