Les illusions perdues de balzac

septembre 24, 2018 Non Par admin

Commentaire de texte

[…] Le plaisir qu’éprouvait Lucien, en voyant pour la première fois le spectacle à Paris, compensa le déplaisir que lui causaient ses confusions. Cette soirée fut remarquable par la répudiation secrète d’une grande quantité de ses idées sur la vie de province. Le cercle s’élargissait, la société prenait d’autres proportions. Le voisinage de plusieurs jolies Parisiennessi élégamment, si fraîchement mises, lui fit remarquer la vieillerie de la toilette de Mme de Bargeton, quoiqu’elle fût passablement ambitieuse : ni les étoffes, ni les façons, ni les couleurs n’étaient de mode. La coiffure qui le séduisait tant à Angoulême lui parut d’un goût affreux comparée aux délicates inventions par lesquelles se recommandait chaque femme. – Va-t-elle rester comme ça ? sedit-il, sans savoir que la journée avait été employée à préparer une transformation. En province il n’y a ni choix ni comparaison à faire : l’habitude de voir les physionomies leur donne une beauté conventionnelle. Transportée à Paris, une femme qui passe pour jolie en province n’obtient pas la moindre attention, car elle n’est belle que par l’application du proverbe : dans le royaume des aveugles,les borgnes sont rois. Les yeux de Lucien faisaient la comparaison que Mme de Bargeton avait faite la veille entre lui et Châtelet. De son côté, Mme de Bargeton se permettait d’étranges réflexions sur son amant. Malgré son étrange beauté, le pauvre poète n’avait point de tournure.
Sa redingote dont les manches étaient trop courtes, ses méchants gants de province, son gilet étriqué, le rendaientprodigieusement ridicule auprès des jeunes gens du balcon : Madame de Bargeton lui trouvait un air piteux. […]
Honoré de Balzac, Illusions perdues, 2e partie, 1836-1843

Introduction

Illusions perdues est l’un des romans les plus ambitieux de cette « cathédrale» romanesque qu’est La Comédie humaine. À travers l’itinéraire désastreux d’un jeune et beau poète angoumoisin en quête de gloirelittéraire, Balzac dépeint avec finesse la cruauté de la société parisienne, avec ses codes et ses mécanismes aux rouages complexes. Dans le présent extrait, Lucien est arrivé depuis peu à Paris, en compagnie de son égérie, Mme de Bargeton, qui nourrit de grandes ambitions pour son amant. Lors de sa première sortie au théâtre, il observe, déçu, cette femme qu’il admirait tant naguère, cependant quecelle-ci se livre au même examen et en tire des conclusions analogues. Comment cette scène, portée par un double regard symétrique, et subtilement orchestrée par le narrateur, met-elle en évidence la nature des relations sociales dans la haute société parisienne? Nous montrerons d’abord comment évolue le regard que les deux personnages portent l’un sur l’autre. Nous étudierons ensuite l’influencede la société environnante sur les jugements des personnages.

I. L’évolution du regard que les personnages portent l’un sur l’autre

1. Double portrait, triple regard

Cette page est constituée de deux portraits successifs: celui de Mme de Bargeton, puis celui de Lucien, « son amant ». Ces descriptions, largement dépréciatives, sont organisées autour d’un double point de vue interne: lenarrateur adopte dans un premier temps le regard de Lucien sur Mme de Bargeton, comme l’indiquent les verbes de perception (« lui fit remarquer »), puis le point de vue s’inverse, comme le signale l’expression « De son côté ». Cette réciprocité du regard est subtilement mise en perspective par le narrateur, qui met en scène ce premier « bain» parisien du couple provincial en apportant des commentairesau présent de vérité générale (« En province il n’y a ni choix ni comparaison à faire ») ou en donnant des informations ignorées par l’un ou l’autre des personnages: « la journée avait été employée à pré- parer une transformation. » Cependant, l’instance narrative s’emploie surtout à mettre en évidence l’évolution négative de ce double regard, qui .exprime une désillusion réciproque.

2. Une…