Juste valeur
Une mesure n’est jamais neutre, réflexions sur la Juste Valeur
Intervention de Philippe Herlin au colloque « Juste Valeur : ange ou démon ? » le 18
novembre 2009 au CNAM
[Rappel : La Juste Valeur (Fair Value en anglais), prônée par les normes comptables
internationales IFRS, stipule que les actifs doivent être valorisés dans les bilans des
grandes entreprises et les banques à leur prix demarché. Cette méthode s’oppose au
coût historique, précédemment utilisée, selon lequel l’actif restait valorisé dans les
comptes à son prix d’achat.]
On nous explique que les nouvelles normes comptables de la Juste Valeur apportent de la
transparence, évitent les dissimulations, et donc améliorent le fonctionnement des
marchés. Et on veut bien le croire.
Mais en disant cela, on laisse passerquelque chose de plus fondamental et plus
problématique, que l’on pourrait résumer dans cette formule : « une mesure n’est jamais
neutre ».
Faisons un raisonnement par l’absurde pour mettre en évidence ce problème : si la Juste
Valeur était appliquée à la lettre et calculée en temps réel, seconde par seconde… le
marché disparaîtrait ! En effet il n’y a pas besoin qu’un marché boursier existe siles
entreprises communiquent en temps réel leur vraie valeur d’après des normes admises et
reconnues par tous ! Que pourraient dire les analystes financiers ? Plus rien. Les
comptables possèdent l’ensemble des chiffres, ils ont raison, point. Les actions
s’échangeraient suivant ce prix et la « scène » de la cotation disparaîtrait.
C’est un raisonnement par l’absurde, mais on voit souvent deschoses absurdes arriver.
Cela montre en tout cas une limite conceptuelle à la notion de Juste Valeur.
Il faut aussi noter un effet pervers de la Juste Valeur qui contribue à prolonger la crise.
En réaction à la crise de septembre 2008, les organismes comptables internationaux ont
décidé de suspendre les normes IFRS pour les produits financiers dont le marché est
« illiquide ». Elles ont, dansle même temps, recommandé d’évaluer ces produits
financiers d’après des modèles d’évaluation des actifs.
On note donc que la logique même de la comptabilisation en Juste Valeur n’a pas été
remise en cause, on a simplement permis d’effectuer ce calcul en interne, plutôt qu’en
référence à un prix de marché.
Et on constate que ces marchés, pour la plupart, restent encore aujourd’hui illiquidesou
très peu actifs.
Mais il ne faut pas s’en étonner ! Il faut bien comprendre que lever l’obligation de se
référer aux prix du marché et recommander l’évaluation en interne… c’est le meilleur
moyen de prolonger l’illiquidité de ces marchés ! Qui voudrait, en effet, revenir sur ces
marchés pour enregistrer de fortes pertes, alors que des modèles peaufinés « en interne
» permettent de sauverles apparences ? Et accessoirement d’annoncer des bénéfices
trimestriels.
En autorisant les institutions financières à utiliser des modèles mathématiques pour
évaluer leurs actifs, les organismes comptables les dissuadent presque explicitement à
revenir sur les marchés, et entretiennent ainsi l’illiquidité ! Voici encore une autre limite à
la Juste Valeur.
Faisons une autre remarque : lesbanques centrales s’exonèrent complètement de cette
obligation ! Après tout pourquoi ? Elles participent pleinement au système financier,
spécialement depuis la crise, et c’est tout le problème : en échange des liquidités
fournies aux banques, elles ont pris en contrepartie des titres à la solvabilité incertaine,
et désormais de lourds doutes pèsent sur leurs bilans… Et ces craintes concernenttoutes
les banques centrales.
Si l’on en croit Nicolas Baverez dans une récente tribune du Monde, « le bilan de la Fed
s’est dilaté jusqu’à représenter 40 % du PIB américain et compte désormais trois
cinquièmes d’actifs toxiques » !
Finalement, il vaut mieux que les banques centrales restent à l’écart de la Juste Valeur,
parce que sinon elles pourraient provoquer une crise de confiance…