Le loup et l’agneau
. L’argumentation du Loup.
En plaçant la morale de la fable en tête de son récit, La Fontaine supprime tout suspense quant à l’issue inéluctable de l’affrontement entre le Loup et l’Agneau. Tout est joué d’avance dans ce « procès » (v.29) truqué dont les méthodes expéditives semblent annoncer les tristes procès des pires régimes totalitaires et policiers avec leur chef d’accusation inventé, leurintimidation des victimes, leurs faux témoignages.
On ne comprend pas pourquoi le Loup cherche tout au long de son argumentation à justifier l’exécution de sa proie, en déguisant son véritable motif, à savoir « la faim » (v.6), et en se posant en victime qui exige réparation de son offenseur. Il y a ici un renversement de situation assez stupéfiant et pour lequel le Loup déploie des trésors derhétorique et de mauvaise foi, brutalement, sans la moindre mise en garde.
1) Des arguments matériels…
C’est d’abord un fait matériel qu’il reproche à l’Agneau : « troubler [son] breuvage » (v.7). Le chef d’accusation est présenté dans son évidence et c’est sur les circonstances annexes du crime – l’identité des complices – que porte l’interrogatoire : « Qui te rend si hardi […] » Le Loupn’attend pas la réponse de l’Agneau : il l’a déjà condamné sans appel, comme le marque le futur : « Tu seras châtié »(v.9). L’asyndète (on attendrait : tu seras donc châtié) lie encore plus étroitement accusation et exécution.
L’accusation conciliante de l’Agneau et les arguments matériels irréfutables qu’il oppose sont balayés par le Loup qui nie l’évidence, comme s’il n’avait pas entendu lajustification de l’Agneau : il reprend, mais sous une forme plus ramassée et plus hargneuse – en trois mots : « Tu la troubles » -, son accusation du vers 7.
2) … aux assertions calomnieuses
Puis il quitte le domaine des préjudices matériels qu’il prétend subir ici et maintenant pour lancer une autre accusation.
Elle est formulée d’une façon toujours aussi catégorique par un péremptoire « je sais »mais le Loup n’apporte pas la moindre justification à son affirmation ; il quitte désormais le domaine des faits et du présent pour invoquer de prétendues assertions calomnieuses (« tu médis »)proférées dans le « passé » (v.19). C’est donc ici un délit d’opinion qui est reproché à l’Agneau.
Le Loup se comporte comme le ferait l’agent d’une police politique dans un régime dictatorial qui prétendinterdire à la population victime de ses exactions de se plaindre des sévices dont elle est victime : souffre et tais-toi et même, si besoin est, bénis ton tyran…
3) Une conspiration anti-Loup
Les dénégations de l’Agneau ne décontenancent pas le Loup. Il n’abandonne pas le chef d’accusation mais en modifie les circonstances : l’Agneau devient ici, avec ses semblables, l’instigateur d’une conspirationanti-Loup (la conspiration, c’est l’obsession de tous les pouvoirs tyranniques…) dans un drôle de monde à l’envers réinventé par le Loup où les agneaux et les moutons règneraient sur un peuple de « bergers » et de « chiens » – c’est ce que sous-entend la reprise du possessif « vos » du vers 25… Mais il ne révèle pas ses sources ou ne donne pas ses « indics »: il se contente d’une formule indéfinie(« on me l’a dit »)
Les hypothèses et les rectifications successives que le Loup s’obstine à apporter (« ton frère », « quelqu’un des tiens » ou un membre du prétendu pacte anti-Loup, « vous, vos bergers et vos chiens »)ne sont pas le signe que le Loup est aux abois – loin de là. Cette résistance inouïe l’exaspère et ne fait que renforcer son désir d’en finir avec lui. On remarque que c’est lorsque sesaccusations sont le plus dénuées de fondement qu’il est le plus catégorique, multipliant les liens de cause à conséquence (« donc » à deux reprises, « car »)
4) Des valeurs aristocratiques
Enfin – comble de la mauvaise foi dans ce monde absurde – pour justifier son crime, le Loup, comme un héros de tragédie, revendique des valeurs aristocratiques : l’atteinte à son honneur, à sa réputation (« il…