Les âmes grises – quel regard sur la grande guerre ?
D’aucuns diront que le XIXème siècle s’est achevé un 31 décembre 1900 au soir comme le veut la tradition. D’autres cependant avanceront qu’il a disparu en même temps que ses promesses de prospérité technologique et sociale avec la première Guerre mondiale, en 1914, et ils n’auront pas tort. Le conflit, d’une ampleur sans précédent, allait dévaster l’Europe durant quatre ans et la refaçonner,laissant derrière lui des populations exsangues et des sociétés complètement remaniées.
« La Grande Guerre » a marqué l’Histoire et il est donc tout à fait logique que les arts, et plus particulièrement la littérature, s’emparent du sujet. Ces vingt dernières années, l’écriture de fictions historiques a pris le pas sur la publication de témoignages pour rendre compte du quotidien de l’époque avec uncertain succès auprès du public. Des auteurs qui ont grandi sans connaître la guerre, sans la vivre, s’interrogent aujourd’hui sur cet événement majeur à travers des romans ou des nouvelles à caractère fictif.
C’est le cas du livre de Philippe Claudel, « Les Âmes grises », paru en 2003.
Dans quelles mesures l’œuvre de Claudel illustre-t-elle une certaine tendance de « la » littératureinspirée de la Grande Guerre pour laquelle se manifeste un réel engouement des lecteurs ?
Il convient d’évoquer dans un premier temps la place occupée par le conflit armé dans « Les Âmes grises » pour mieux ensuite définir le regard contemporain porté sur la guerre de 14-18 et finalement analyser les clés d’un succès critique auréolé de plusieurs prix littéraires.
Écrit à la premièrepersonne, le roman de Philippe Claudel est la confession d’un homme qui revient sur une période de sa vie, lorsque, policier, il fut chargé d’enquêter sur « l’Affaire », le meurtre d’une fillette surnommée Belle de Jour. La découverte du corps un matin de décembre 1917 constitue le point de départ d’une intrigue qui ballade le lecteur dans le temps au fil de digressions multiples qui ne prendront leurplein sens qu’au moment du dénouement tragique. Claudel nous plonge dans le quotidien d’un village de campagne avec ses castes sociales qui font cohabiter deux mondes, celui des baisemains et celui des paysans, et ses petits drames de tous les jours qui font le bonheur des uns – les œufs mollets du juge Mierck devant le cadavre de Belle – comme le malheur des autres. Et à quelques kilomètres delà, la première Guerre mondiale. Nous sommes dans l’Est de la France, près de V., « dans un pays où pendant des années la rumeur de la vie ne nous est parvenue que comme une musique lointaine, avant un beau matin de nous tomber sur la tête, et de nous la casser de manière effroyable, quatre années durant. ». La géographie imprécise voulue par l’auteur universalise son propos. L’important n’est pasdans la situation exacte de l’action mais dans la proximité avec la ligne de front.
En effet, la Grande Guerre est omniprésente. Elle s’apparente plus à une figure cachée qui pèse sur l’intrigue et les personnages : on ne la voit jamais directement, on la devine. Tel un « rideau de scène », un simple coteau s’élève ainsi entre l’insouciant village du narrateur et le champ de bataille, entre la vieet la mort. Philippe Claudel fait de ce théâtre macabre l’arrière plan de son tableau de la vie provinciale. Les routes sont envahies par le fourmillement des bataillons qui montent au front, les rues de la ville vomissent un flot continu de soldats bourrés et de gueules cassées, les cliniques résonnent des cris ensanglantés des blessés… Au delà même des événements racontés, la guerre s’insinuejusque dans la plume du narrateur, envahissant les pages blanches de ses cahiers sous forme de métaphores. Le son lointain du canon ponctue ainsi les « existences comme une horloge macabre qui [brasse] de sa grande aiguille les corps blessés et les vies mortes ».
Pourtant, Philippe Claudel soutient qu’il ne s’agit pas d’un roman de guerre. « Les Âmes grises » sont nées de la vision tragique et…