N’y a-t-il aucune vérité dans le mensonge
N’y a-t-il aucune vérité dans le mensonge?
Il ne peut y avoir de fausse note que dans un cadre harmonique. De la même manière, le mensonge n’a de signification que sur un fond de vérité, dont il tente de déformer tel ou tel aspect. Un mensonge intégral relèverait du non-sens. Dans ces conditions, il y a nécessairement de la vérité dans le mensonge. Mais ce « dans » recèle une ambiguïté. Car lemensonge ne trouve pas seulement son sens à travers un contenu intrinsèque volontairement falsifié, mais aussi et surtout en ce qu’il est un élément d’une démarche qui s’inscrit dans un certain contexte, en relation à autrui. Le problème n’est donc pas de s’interroger s’il peut y avoir de la vérité dans le contenu du mensonge, ce qui est évident, mais s’il peut y en avoir dans l’acte de mentir.Notons d’abord que, logiquement, pour qu’une proposition composée soit fausse, il suffit qu’une de ses composantes le soit. De la même manière, on peut globalement traiter de mensonge une assertion comportant au moins une falsification volontaire, quand bien même le reste serait rigoureusement exact. L’enfant prétendant à tort à ses parents que le maître l’a félicité après l’avoir interrogé sur saleçon ne ment ni sur le fait qu’il ait été à l’école, ni peut-être même sur le fait qu’il ait appris sa leçon, ni sur le fait qu’il ait été interrogé, mais seulement concernant les prétendues félicitations. Donc ce qu’il dit est majoritairement vrai, et cependant c’est un mensonge.
Car l’important dans cette affaire n’est pas d’avoir un bon pourcentage de vérité, mais d’avoir sciemment trompésur un point décisif, dans le cadre de la relation à ses parents. Ainsi retrouve-t-on la définition donnée par Alain (dans Les dieux), mentir consiste à tromper sur ce qu’on sait être vrai, une personne à qui on doit cette vérité là. C’est dire que l’essentiel n’est pas la dose de fausseté, mais celle de tromperie. La gravité du mensonge ne se mesure pas au taux d’inexactitude qu’il comporte, maisà la gravité de la violation du rapport à l’autre en quoi il consiste. Dans ces conditions, quand bien même y aurait-il une écrasante majorité de vérité « dans » le contenu colporté par le mensonge, il n’en reste pas moins qu’il n’y a aucune vérité du mensonge, puisqu’il vise à tromper.
Car ce qu’il y a de grave dans l’affaire n’est pas tant d’induire l’autre en erreur, ce que de toutes façonson fait maintes fois involontairement, mais de l’avoir posé comme quelqu’un (ou faut-il dire quelque chose ?) à manipuler. Le mensonge « instrumentalise » autrui, il opère une rupture dans les conditions de base rendant le dialogue possible, m’attribuant un accès au vrai que je dénie à mon interlocuteur. En mentant, je ne fais pas moins que tenter de poser une inégalité de droit en ma faveur dans marelation à autrui. Au sens classique du terme, c’est une infraction au respect dû à autrui. On ne peut donc, et même on ne doit donc, reconnaître aucune vérité dans le mensonge.
La fin ne justifie pas les moyens, car l’atteinte du but reste toujours problématique, et même au fond aucun but n’est jamais réellement et totalement atteint, alors que les moyens, eux, sont bien réels. On peut mêmeparfois se demander, comme semble le suggérer le destin des totalitarismes, si, sous couvert de belles fins principalement destinées à la propagande, ce ne sont pas les moyens mis en œuvre qui sont les véritables buts de l’affaire. De la même manière, le mensonge peut se vêtir de belles justifications, son utilisation mène inévitablement à avoir comme but effectif la mise en place d’un mondeparadoxal de la falsification.
On comprend alors pourquoi rien de viable à long terme ne peut être bâti sur le mensonge. Aussi Kant s’insurge-t-il contre « un prétendu droit de mentir », fût-ce « par humanité ». Mentir, dit-il, est une action ayant comme effet de porter suspicion sur toutes affirmations, sur tous contrats, « ce qui constitue une injustice à l’encontre de l’humanité en général ». C’est…