Pascal pensées (1670)
Imagination. — C’est cette partie dominante dans l’homme, cette
maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est
pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était
infaillible du mensonge.
Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa
qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas
des fous,je parle des plus sages; et c’est parmi eux que l’imagination a
le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne
peut mettre le prix aux choses.
Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la
contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes
choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux,
ses malheureux, ses sains,ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait
croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir.
Elle a ses fous et ses sages. Et rien ne nous dépite davantage que de voir
qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et
entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout
autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuventraisonnablement
plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et
confiance – les autres, avec crainte et défiance – et cette gaieté de visage
leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les
sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle
ne peut rendre sages les fous mais elle les rend heureux, à l’envi de la
raison qui nepeut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de
gloire, l’autre de honte.
Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux
personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté
imaginante. Toutes les richesses de la terre [sont] insuffisantes sans son
consentement. Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse
vénérable impose le respect àtout un peuple se gouverne par une raison
pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature sans s’arrêter à
ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles.
Voyez-le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot,
renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité; le voilà prêt
à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienneà paraître,
si la nature lui [a] donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre,
que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de
surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la
gravité de notre sénateur.
Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il
ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison leconvainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en
sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.
Je ne veux pas rapporter tous ses effets; qui ne sait que la vue de chats,
de rats, l’écrasement d’un charbon, etc. emportent la raison hors des
gonds. Le ton de voix impose aux plus sages, et change un discours et
un poème de force.
L’affection ou la haine changent la justice deface, et combien un
avocat bien payé par avance trouve(-t-)il plus juste la cause qu’il plaide.
Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges, dupés
par cette apparence. Plaisante raison qu’un vent manie, et à tous sens. Je
rapporterais presque toutes les actions des hommes qui ne branlent
presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la
plus sageprend pour ses principes ceux que l’imagination des hommes
a témérairement introduits en chaque lieu.
Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs
hermines dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils
jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et
si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs…