Arthur schopenhauer, parerga et paralipomena (1851)
Séquence n°1 L’apologue au service de l’argumentation
APPROCHE D’ENSEMBLE
Réflexion sur les rapports entre fiction et vérité à partir de l’exclamation du Huron : « Ah ! S’il nous faut des fables, que ces fables soient au moins l’emblème de la vérité ».
Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leurpropre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situationsupportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre,on crie à celui qui ne se tient pas à distance : Keep your distance! – Par ce moyen, le besoin de chauffage mutuel n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais en revanche on ne ressent pas la blessure des piquants. – Celui-là cependant qui possède beaucoup de calorique propre préfère rester en dehors de la société pour n’éprouver ni ne causer de peine.
Arthur SCHOPENHAUER, Parerga etParalipomena (1851)
Réflexion sur le texte de Schopenhauer
La composition du texte apparaît clairement : à un petit récit, qui offre tous les caractères exagérément simplifiés du texte narratif (montrez-le), succède en quelques lignes un court développement conclusif (« Ainsi ») qui, lui, tient du discours argumentatif. Ces deux mouvements constituent une seule et même démarche : les éléments du récitsont déjà assez signifiants pour que la leçon morale dégagée par la suite soit presque superflue (comment néanmoins s’y exprime le pessimisme du philosophe ? qui est, selon vous, celui qui « possède beaucoup de calorique » ?).
Définition et visées de l’apologue
On appelle apologue ce type de narration dont la visée est philosophique et morale. Le procédé est très répandu depuis l’Antiquité ets’épanouit particulièrement aux XVII° et XVIII° siècles (pensez aux Fables de La Fontaine; on peut aussi évoquer la plupart des contes de Voltaire et notamment la fin de Candide). A ces époques, l’apologue semble correspondre à une stratégie commode qui consiste à laisser s’exprimer seules par le récit des vérités qui pourraient être dangereuses pour l’auteur, et ainsi contourne la censure. Mais,en fait, le genre de l’apologue satisfait bien davantage une intention pédagogique : « Il y a certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir. Telles sont les vérités de morale. Peut-être qu'[un] morceau d’histoire touchera plus qu’une philosophie subtile », écrit Montesquieu au seuil des Lettres Persanes De son côté, dans le chapitre IX du Taureau Blanc,Voltaire fait dire au personnage du serpent : « Je voudrais surtout que sous le voile de la fable, le conte laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire.»
Ainsi l’apologue dissipe les craintes de Socrate à l’égard de l’écriture, qu’il accusait de réduire toujours le lecteur, par ses « paroles gelées », à un apprenant passif : ce type de récit sollicite au contraireune vigilance sans faille capable de permettre à chacun de saisir et de s’approprier son enseignement. Car, déjà, les apologues les plus anciens se gardent bien de conclure explicitement : le mythe se cantonne au récit, laissant la leçon s’étendre seule sur tous les champs du savoir et de la sensibilité; dans ses paraboles, le Christ laisse souvent ses auditeurs perplexes, justifiant ainsi le…