Justice
Créer une autorité judiciaire impartiale, un service public de qualité, une véritable responsabilité professionnelle.
Nous avons tous une certaine image du juge. Il est austère, vêtu d’une robe noire (ou rouge), et parle un langage abscons. Sa parole est gouvernée par la loi dont il incarne l’expression majestueuse. Volontiers lointain, il préside une audience au public clairsemé et ne se mêleguère aux affaires de la cité. Officiant d’un rituel d’un autre âge, il ne parle jamais à la presse, fuit les caméras et le regard de l’opinion publique. Il habite le monde de la vérité qu’il recherche par son enquête et proclame dans son jugement. Cette image surannée est née lorsque le Consulat façonne un corps judiciaire hiérarchisé et inamovible, voué au culte de la loi et administré parl’exécutif. « Notre corps judiciaire est conçu comme un corps d’officiers. A la hiérarchie des fonctions correspond une hiérarchie des traitements, des honneurs, des costumes. Le juge aspire à devenir président, le magistrat de première instance à accéder à la cour d’appel, celui de la cour d’appel à l’honneur de la cour de cassation » [1]. La fondation de l’an VIII, ainsi décrite par Jean Foyer, ne serapas remise en cause par les Républiques successives : la seule raison d’être de ce fonctionnaire anonyme qu’est le juge est d’appliquer une loi voulue par le pouvoir démocratiquement élu.
Comment a pu se desserrer une identité aussi fortement liée à notre culture politique ? Les brèches se sont ouvertes peu à peu par le renouvellement des générations et la part croissante prise par le droit dansla régulation des conflits. Les secousses liées aux grandes mutations politiques (après guerre et après guerre froide) furent décisives partout en Europe dans la reformulation d’un Etat de droit. En France, rien de tel. Nous vivons toujours sous le régime de « l’autorité judiciaire » fondé en 1958. Seule la lutte contre la corruption politique ces dernières années a donné une impulsion décisive àl’avancée politique des juges mais sans susciter de réforme à sa hauteur. Il en résulte un paradoxe durable qui singularise notre pays en Europe : tout a changé et rien n’a changé dans le métier du juge. Son rôle explose alors que l’institution semble archaïque et figée [2].
Des mutations radicales largement subies
Tout change dans le rôle du juge si l’on prend trois images qui se transformentsimultanément. C’est d’abord l’image politique qui a cédé. Incorporé à la structure unitaire de l’Etat dont il est le serviteur fidèle, le magistrat est, dans notre histoire, un administrateur soumis à son ministre de tutelle. Théoriquement indépendant, il en dépend directement pour sa carrière et doit démontrer un « sens de l’application de la loi » (selon les grilles d’évaluation des juges). Telest le schéma fixé pour longtemps : une carrière où l’avancement est aux mains du politique ; un parquet qui surveille la machine de l’intérieur et répond de sa docilité ; un recrutement par « recommandations » qui permet de sélectionner les « bons » juges. Or ce schéma s’est peu à peu brouillé au fur et à mesure que le droit est devenu l’instrument actif du changement social. Foisonnante,soumise aux pressions de l’opinion, alourdie par des normes multiples, la loi n’est plus le miroir où notre société se reconnaît. Le juge passe d’un rôle de pure application de la loi à un rôle de suppléance de celle-ci, soit qu’elle reste muette, soit qu’elle lui confie le soin d’arbitrer une mosaïque d’intérêts contradictoires.
Une première rupture vient de la promotion des droits fondamentaux,antidote à la puissance étatique, dont les juges sont les interprètes. Au-dessus de la loi, les droits – ceux de la Convention européenne des droits de l’homme – encadrent la puissance étatique. A la protection de la liberté par la loi, le juge substitue l’hypothèse d’une défense des libertés contre la loi. Une seconde rupture se produit avec la lutte contre la corruption dans les années 1990. A…