Les sujets postverbaux dans le francais enfantin
Les sujets postverbaux dans le français enfantin
Par Laurens Westendorp
1 Introduction
Cette synthèse traite un phénomène remarquable du français enfantin : l’attestation massive des sujets postverbaux. Considérons, par exemple, les phrases ci-dessous :
(1) Pleure pas garçon (Daniel 1;8)
(2) Va dedans Christian (Grégoire 2;3)
(3) Veux une montre moi (Philippe 2;3)
Les NPsen caractères gras ci-dessus doivent être interprétés comme le sujet de la phrase. De nombreuses recherches scientifiques ont démontré que les enfants qui apprennent le français comme langue L1 se servent en effet très souvent de tels sujets postverbaux (entre outres : Labelle et Valois (1996), Ferdinand (1996) et Friedemann (1997)). Cette prépondérance de sujets postverbaux dans le langageenfantin est remarquable, vu qu’une construction pareille n’est pas permise dans le français adulte (Labelle et Valois (1996)).
Il faut donc trouver une explication pour l’usage répandu de sujets postverbaux dans le français enfantin. A ce but, deux types de solution ont été proposés. D’une part, certains scientifiques ont proposé une analyse que j’appellerai l’hypothèse du « NP interne au VP »(Déprez & Pierce (1993), Friedemann (1997)). D’autre part, il existe une solution selon laquelle le sujet postverbal serait un élément disloqué à droite – une analyse que j’appellerai ici l’hypothèse de la « dislocation à droite » (Labelle et Valois (1996), Ferdinand (1996)).
Dans la section 2.1 de cette synthèse, je présenterai tout d’abord l’hypothèse du « NP interne au VP ». Puis, dans la section2.2, je discuterai l’hypothèse de la « dislocation à droite ». Ensuite, j’examinerai, dans la section 2.3, laquelle des solutions proposées me paraît la plus valable. La section 2.4 offrira quelques remarques concernant les sujets postverbaux dans les propositions interrogatives. Finalement, la section 3 donnera un résumé bref du contenu de cette synthèse.
2.1 L’hypothèse du « NP interne auVP »
Autrefois, il y avait des linguistes qui soutenaient que les jeunes enfants ne projettent aucune catégorie flexionnelle et qu’ils traitent chaque constituant comme ayant un statut entièrement lexical (Guilfoyle et Noonan (1988)). Toutefois, cette supposition ne semble pas être juste. Déprez et Pierce (1993), qui ont étudié la négation dans le langage enfantin, constatent que la catégorieflexionnelle INFL est acquise par l’enfant relativement tôt dans son développement linguistique. Considérons les phrases ci-dessous :
(4) Pas la poupée dormir (Nathalie 1;9)
(5) Pas attraper papillon (Daniel 1;8)
(6) Elle a pas la bouche (Nathalie 1;10)
(7) Marche pas (Daniel 1;8)
Déprez et Pierce (1993) constatent que les enfants placent systématiquement l’élément de la négation pasavant les infinitifs, tandis qu’ils le font suivre les verbes à temps fini. Si l’on accepte que la négation se trouve entre IP et VP dans la structure-D (Déprez et Pierce (1993)), ce contraste peut facilement être expliqué en termes de déplacement du verbe. Le verbe à temps fini précède la négation, comme celui-là a besoin de se déplacer vers INFL afin de s’accorder avec le sujet de la phrase. Leverbe à temps infini, par contre, n’a pas besoin de se déplacer vers INFL et peut rester dans sa position de base, à droite du NegP, avec la conséquence que la négation précède de tels verbes. L’absence totale d’erreurs dans le positionnement de la négation, rend vraisemblable la supposition que les enfants acquièrent relativement vite le déplacement du verbe vers INFL.
Selon l’hypothèse du« NP interne au VP », les sujets postverbaux sont attribués à ce déplacement du verbe vers INFL en combinaison avec l’absence d’un déplacement obligatoire du NP-sujet vers Spec-IP (Pierce (1989) et Friedemann (1997)). Le NP-sujet est autorisé de rester dans sa position de base dans VP, parce qu’il est assigné le cas nominatif sous gouvernement de INFL (Pierce (1989)) ou bien parce que Spec-IP…