Le corps souffrant dans fin de partie de samuel beckett
Quand Pascal écrit dans les Pensées : « On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres » (10-737-617 [1]), comment ne serais-je pas mille fois d’accord avec lui ? Car, si je me suis persuadé de la profonde absurdité des dogmes chrétiens qu’on m’a enseignés dans mon enfance, ce fut – mais je reconnais bienvolontiers que la chose était aisée – pour des raisons que j’ai trouvées tout seul. Ce ne fut pas la faute à Voltaire (je n’avais pas encore lu le Dictionnaire philosophique ); ce ne fut pas la faute à Rousseau (je ne connaissais pas encore les pages si extraordinairement fortes qu’il a écrites contre l’idée de Révélation dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » ni son admirable Lettre àChristophe de Beaumont , l’archevêque de Paris). Ce ne fut pas la faute à Renan que je ne connaissais que de nom.
Ce fut d’abord la faute aux Pères Chartreux de Lyon chez qui j’ai fait mes études secondaires, et particulièrement au directeur spirituel d’alors, le Père Gabriel Matagrin, futur évêque de Grenoble, qui nous répétait inlassablement que l’absurdité du mystère n’était qu’apparente etque, si nous pouvions nous mettre à la place de Dieu, dont l’intelligence est infinie, ce qui paraît inintelligible à notre intelligence finie, nous deviendrait aussitôt parfaitement intelligible. Mais ce qu’il ne songeait jamais à nous dire, c’est comment, n’étant pas lui-même à la place de Dieu, il pouvait bien être sûr que ce qui nous paraît absurde à nous ne l’est pas aussi pour Dieu. Ce futaussi la faute aux prédicateurs que j’ai écoutés avec trop d’attention, et particulièrement à ce missionnaire qui, pour inciter les fidèles à donner généreusement pour les missions, leur expliquait ingénument qu’il fallait se hâter d’évangéliser les populations primitives pendant qu’elles étaient encore primitives. Ce fut enfin, ce fut surtout la faute aux auteurs chrétiens que j’ai lus et toutparticulièrement à Pascal. Alors qu’il a écrit les Pensées pour convertir les incroyants et pour ramener à la foi ceux qui l’avaient perdue, c’est en lisant les Pensées que me sont venues à l’esprit beaucoup des objections qui, lentement mais sûrement, m’ont fait perdre la foi dans laquelle j’avais été élevé. C’est, pour une large part, en lisant les Pensées que je me suis découvert peu à peu uneâme de mécréant. Et depuis, à chaque fois que je relis les Pensées, je me sens devenir, si faire se peut, encore un peu plus mécréant qu’avant.
Ce qu’il y a sans doute de plus extraordinaire dans les Pensées, c’est, en effet, que les arguments de toute sorte que Pascal accumule pour essayer d’amener l’incrédule à croire, peuvent sans cesse être retournés contre lui, et constituent autantd’excellentes et décisives raisons qui devraient interdire à tout esprit logique de croire à ce que croit Pascal. Car c’est à la raison de l’incroyant que Pascal fait essentiellement appel dans les Pensées qui relèvent ainsi d’une perspective que l’on peut, je crois, qualifier de rationaliste. Voltaire, d’ailleurs, l’avait bien senti, lui qui, dans la 25° Lettre philosophique, feignait d’en être choqué etreprochait à Pascal d’appeler la raison au secours de la foi [2]. « Pourquoi, écrivait-il, vouloir aller plus loin que l’Ecriture ? N’y a-t-il point de la témérité à croire qu’elle a besoin d’appui et que ces idées philosophiques peuvent lui en donner ? » Bien sûr, quand on connaît Voltaire, on n’a pas de peine à deviner que son étonnement n’est guère sincère et qu’il prend un malin plaisir àfaire semblant d’être un croyant moins raisonneur et plus soumis que Pascal, qui serait, au fond, un philosophe, tout en suggérant qu’il est parfaitement vain d’essayer de concilier la raison et l’Ecriture [3]. Toujours est-il que, dans les Pensées , Pascal ne nous dit pas : « Dieu existe parce que je l’ai rencontré », bien qu’il ait cru, semble-t-il, l’avoir rencontré au moins une fois, pendant…