Le métissage invisible

novembre 27, 2018 Non Par admin

INTRODUCTION

Nous allons nous intéresser ici à une société, celle de l’Argentine, où le métissage, bien que clairement perceptible aux yeux d’un Européen, a été rendu invisible aux nationaux sous l’effet d’un projet politique développé dans la seconde moitié du xixe siècle. Ce projet était porteur d’une idéologie qui a éduqué le regard à ne pas rattacher à un métissage lesdifférences dans la morphologie des individus, et en particulier dans le teint de leur peau 1.

Vues de l’Europe, vues de l’Amérique du Nord, les sociétés latino-américaines sont des sociétés métisses. Certaines d’entre elles le sont de façon marquée, d’autres de façon moins nette, mais l’évocation implicite ou explicite du métissage est toujours présente à leur propos dans l’esprit d’un Européen oud’un Nord-américain.

À leur propre regard, ces sociétés ont un profil bien différent : la question du métissage n’y entre guère en compte. Ce point de vue concerne la presque totalité des sociétés de l’Amérique latine, même s’il y a des exceptions. La plus remarquable est certainement le Mexique où, notamment depuis la révolution de 1910, l’identité nationale est fondée sur l’évocation dumétissage des origines, sur une méxicanité définie comme le produit de l’union de peuples différents, mais qui garde en mémoire ce qu’étaient ces peuples avant leur rencontre dans le Nouveau Monde.

En effet, de façon très générale, ces sociétés ne se perçoivent pas comme métisses. Les mots « métis », « métissage », « métisser », sont absents du langage quotidien. Ils ne sont présents que dans lespropos d’intellectuels, d’anthropologues, de sociologues, alors que dans d’autres milieux on ne ressent pas le besoin de les prononcer. La réflexion que faisait il y a quelques années une étudiante péruvienne à leur propos est particulièrement éloquente : « Au Pérou, ce sont des mots pour un cours d’histoire, qu’on n’entend pas ailleurs ». Ce rappel des cours d’histoire – et plus précisément, descours d’histoire coloniale de l’école primaire – est récurrent lorsqu’on demande à des Latino-américains dans quel contexte ils les utilisent ou les ont utilisés.

Si ces mots ne se prononcent pas, c’est parce qu’ils ne viennent pas spontanément à l’esprit d’un Latino-américain. De la part de sociétés dont la naissance est marquée par un métissage biologique d’une ampleur inouïe, inconnueailleurs, on peut se demander à quoi tient cette absence. Cette situation est souvent pensée, de l’extérieur, comme l’occultation, consciente ou inconsciente, de leur « vraie » identité. Or, ne peut-on pas se demander si le fait biologico-historique du métissage est réellement leur fondement identitaire ? Ne serait-ce pas, au contraire, ceux qui le mettent en avant qui se leurrent ?

Lemétissage : le contraste
entre la définition biologique
et la définition sociale

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Une remarque semble ici nécessaire : le métissage étudié par les biologistes n’est pas celui des représentations, qu’elles émanent du peuple ou de chercheurs en sciences sociales. Il importe d’être extrêmement clair à ce sujet car les dérives sémantiques du terme « métissage» conduisent à des confusions qui ne peuvent qu’obscurcir l’analyse.

Partons des fondements historiques du concept de métissage. Ils sont indissociables du concept de « race », la « race » étant entendue au sens d’une entité ayant sa propre essence donc une nature immuable, et le métis étant, dans ce contexte, à la fois le signe de l’altération d’une pureté initiale et un produit inclassable.En démembrant ce concept de la race, la génétique a rénové la vision du métissage. À quoi s’intéresse en effet un biologiste qui étudie le métissage ? À des flux de gènes qui s’échangent entre deux populations en contact, puis au résultat populationnel de cet échange, quelle que soit la distance génétique initiale. Il n’y a pas de différence structurelle, dans cette approche, entre un…